Monsieur Gérald Darmanin
Ministre de l’Intérieur,
Place Beauvau
75800 Paris cedex 08
Objet : Nouveau schéma national du maintien de l’ordre
Monsieur le Ministre,
Nous souhaitons vous faire part de notre inquiétude, en tant qu’observateurs et observatrices citoyennes. Le nouveau schéma national du maintien de l’ordre prétend garantir l’exercice du droit d’informer, tout en apportant des restrictions à ce droit, condition première de la démocratie, en empêchant les journalistes et observateur-rice-s de se maintenir sur place par suite des sommations, sous peine d’être interpellé-e-s et éventuellement poursuivi-e-s.
Les termes employés dans le schéma interrogent nécessairement sur la façon dont vous percevez les journalistes et les observateur-rice-s des libertés publiques, qui entendent rendre compte des opérations de maintien de l’ordre. Vous estimez en effet que les forces de l’ordre « se savent […] scrutées en permanence par des personnes à la recherche de la faute en vue de délégitimer leur action ». Il est utile de rappeler à ce titre que le droit d’observer les rassemblements publics fait partie intégrante du droit de recevoir et de transmettre des informations, corollaire du droit à la liberté d’expression [1].
Le travail des journalistes et celui des observateur-rice-s s’est révélé essentiel pour renseigner les pratiques du maintien de l’ordre, signaler les violences policières survenues lors des manifestations et ce tant à l’encontre de manifestants, que de journalistes mais aussi d’observateur-rice-s.
Depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », 4 décès, 344 blessures à la tête, 29 éborgné-e-s, 5 mains arrachées [2] et près de 2 448 blessés [3]… Un bilan de victimes qui n’existerait pas sans le travail de la presse, notamment du journaliste David Dufresne, pour n’en citer qu’un parmi tous les autres, compilant, recensant, les violences policières survenues dans les manifestations (retraites, lycéens, journée internationale des droits des femmes, etc.).
Usage excessif de la force et des armes, absence de sommations, nasses, non-respect du Code de déontologie, absence de RIO, stratégie de la peur, répressions, maintien de l’ordre dangereux pour les libertés fondamentales [4] n’auraient pas été portés à la connaissance du public sans les rapports des observatoires des pratiques policières présents sur l’ensemble du territoire.
Un travail de référence des journalistes et des observateur-rice-s partout en France qui a permis d’étayer les dénonciations du Défenseur des droits [5], de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme [6], du Parlement européen [7], du Conseil de l’Europe [8], ou encore des Nations unies [9] des usages disproportionnés de la force à l’encontre des manifestant-e-s, constituants des violations graves des droits de l’Homme par le gouvernement présent, dissuadant les citoyen.ne.s d’exercer leurs droits les plus fondamentaux.
Force est de constater que ce travail de la presse et des observateur-rice-s dérange. Ceux-ci font l’objet à de multiples reprises de pressions, d’intimidations, d’attaques, d’entraves, d’empêchements, de confiscations de matériels lors de couvertures de manifestations par les forces de l’ordre. Comment ne pas citer Jérôme Dupeyrat, observateur, blessé à la tête par un tir de grenade à Toulouse [10] ? Comment ne pas citer Nicolas Descottes, photographe documentaire, pommette fracturée par un tir de LBD [11] ? Comment ne pas citer Camille Halut, observatrice, interpellée à plusieurs reprises, placée en garde à vue et poursuivie pour avoir observé [12] ?
Devant ces constats que nous déplorons, nous vous rappelons aujourd’hui ouvertement à vos obligations, loin des ambiguïtés. Aucun gouvernement, aucun pouvoir exécutif, aucune autorité administrative ne saurait se soustraire au respect des droits constitutionnellement garantis.
Nous rappelons qu’au titre de l’article 21 [13] du Pacte international relatif aux droits civils et politiques [14], la police doit non seulement respecter et garantir l’exercice du droit fondamental de réunion pacifique mais aussi protéger les observateur.rice.s. Le Comité des droits de l’Homme en charge de la surveillance du Pacte a réaffirmé, en juillet, qu’il ne peut être interdit aux observateur.rice.s d’exercer leurs fonctions ni y être indûment limités, y compris en ce qui concerne la surveillance des actions des forces de l’ordre. Par ailleurs, ils ne doivent pas faire face à des représailles ou à d’autres formes de harcèlement. Leur équipement ne doit pas être confisqué ou endommagé. Enfin, quand bien même un rassemblement serait illégal ou dispersé, cela ne met pas fin au droit de surveillance qu’effectuent les observateur-rice-s. Sur ce dernier point, votre schéma indique que « le délit constitué par le fait de se maintenir dans un attroupement après sommation ne comporte aucune exception, y compris au profit des journalistes ou de membres d’associations ». Ce faisant, vous prenez l’exact contre-pied des recommandations de l’OSCE, de la Commission de Venise et du Comité des droits de l’Homme des Nations unies, qui précisent que les observateur-rice-s ne sont pas des manifestant-e-s et que les ordres de dispersion ne devraient pas les contraindre à quitter la zone [15].
La France ayant l’obligation de donner des effets aux droits précités, nous, observateur-rice-s appelons à ce que le Schéma national du maintien de l’ordre :
- rappelle l’obligation de respect et de protection par la police des observateur-rice-s,
- affirme la nécessité de préserver l’intégrité physique des observateur-rice-s sur le terrain en reconnaissant leur droit de porter des équipements de protection,
- rappelle l’interdiction inconditionnelle de la police, d’empêcher, de limiter leur travail d’observation, et ce, en tout temps, et partout, et ce même si le rassemblement est déclaré illégal ou dispersé.
Nous rappelons qu’en tous cas le maintien de l’ordre ne saurait empêcher les journalistes d’informer, ni les observateur-rice-s d’observer, et d’être témoins de tout, partout, et à tout moment.
Soyez assuré que contre l’abus d’un pouvoir qui veut faire taire, il y aura toujours des citoyen-ne-s pour informer, observer et faire parler librement la démocratie. Vous comprendrez que cette démarche soit rendue publique.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de nos salutations les plus distinguées,
Signataires : Observatoire girondin des libertés publiques ; Observatoire lillois des pratiques policières ; Observatoire nantais des libertés ; Observatoire parisien des libertés publiques ; Observatoire des pratiques policières de Seine-Saint-Denis ; Observatoire toulousain des pratiques policières
Paris, le 9 octobre 2020
Lettre ouverte des Observatoires à Gerald Darmanin octobre 2020
[1] Commission de Venise/OSCE, Guidelines on Freedom of Peaceful Assembly, 8 juillet 2019.
[2] Source : https://www.mediapart.fr/studio/panoramique/allo-place-beauvau-cest-pour-un-bilan
[3] Source chiffres officiels (Ministère de l’Intérieur) au 21.06.2020
[4] Voir pour exemple le Rapport de l’observatoire des pratiques policières de Toulouse http://universitepopulairetoulouse.fr/spip.php?article1680
[5] Rapport annuel 2018 Défenseur des droits
[6] Déclaration sur les violences policières illégitimes 28 janvier 2020 CNCDH
[7] Source : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2019-0127_FR.html
[9] Source : https://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=24166LangID=F
[10] Source : http://universitepopulairetoulouse.fr/spip.php?article1680
[12] Source : https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/camille-halut-poursuivie-pour-avoir-observe-une-manifestation
[13] Voir l’Observation générale n° 37 sur l’article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques – Droit de réunion pacifique, disponible sur : http://docstore.ohchr.org/SelfServices/FilesHandler.ashx?enc=6QkG1d%2fPPRiCAqhKb7yhsrdB0H1l5979OVGGB%2bWPAXj3%2bho0P51AAHSqSubYW2%2fRxcFiagfuwxycuvi40wJfdPLI9%2feceDWBX%2fij2tgqDXgdjqx8wTKKbIoySyDPtsMO
[14] Il a été ratifié par la France : loi d’autorisation n°̊80-460 du 25 juin 1980 et décret n ̊81-76 du 29 janvier 1981 portant publication du Pacte
[15] Commission de Venise/OSCE, Guidelines on Freedom of Peaceful Assembly, 8 juillet 2019.