Pendant plus de 60 ans la construction européenne s’est appuyée sur la démarche des « pères fondateurs » visant à créer un espace économique commun comme détour nécessaire pour un espace politique commun, le social résultant de l’accroissement des richesses produites. Ce modèle semble avoir atteint ses limites jusqu’à ne plus pouvoir fonctionner, c’est-à-dire ne plus pouvoir permettre d’avancer vers ses valeurs affichées et ses objectifs proclamés
1 – L’épuisement d’une démarche : la construction d’un avenir partagé à partir de l’économie
1.a – Une intégration économique progressive « complète mais incomplète »
Débutée dans les années 1950 avec la CECA (communauté européenne du charbon et de l’acier) jusqu’au marché unique organisant les libertés de circulation des biens, des services et des capitaux.
– Des politiques structurelles sont mises en œuvre pour assurer une convergence de la richesse produite par habitant : transferts financiers entre pays pouvant aller jusqu’à un maximum de 4 % du PIB du pays aidé (Grèce, Portugal en particulier) ; outre la politique agricole commune, les principaux soutiens ont porté sur la construction des infrastructures ferroviaires et routières. Ces politiques bénéficient aux pays et régions ayant un PIB par tête inférieur à 75 ou 90 % du PIB par tête moyen européen.
– Le traité de Maastricht (1992) décide de la monnaie unique et des conditions de sa mise en place. Pour partager une monnaie, il faut que les économies nationales aient suffisamment convergé. Le traité prévoit les indicateurs qui traduirait une convergence jugée alors suffisante pour chaque pays admis à avoir l’euro comme monnaie : endettement public limité à 60 % du Produit Intérieur Brut (PIB), déficit annuel des comptes publics limité à 3 % du PIB, inflation proche de celle des trois pays ayant les taux les plus bas, taux de change maintenu dans une étroite bande de fluctuation pendant deux ans avant de rejoindre l’Euro. Ces indicateurs étaient sensés garantir une convergence économique qui s’inscrirait dans le long terme.
– Les traités européens ne prévoient pas d’espace social européen en regard de l’espace économique unique, les politiques sociales restant du domaine national. Le dumping fiscal pour attirer les investissement est possible, encadré pour certains impôts, libre pour d’autres.
1b – Quelques conséquences de la monnaie unique en lien avec la crise enclenchée en 2008
– La création de l’Euro se fait avec une application peu rigoureuse des critères de convergence de Maastricht : l’Italie et la Belgique adoptent l’euro avec des niveaux de dette publique supérieurs à 100 %. Quelques années plus tard, en 2003, la France et l’Allemagne ont des déficits annuels supérieurs à 3 % sans que les sanctions prévues ne soient mises en place. Les critères ne sont pas donc pas appliqués comme une « ardente obligation ».
– L’existence de l’Euro ouvre la possibilité aux États ayant des économies plus fragiles d’obtenir des financements sur les marchés à des taux alignés sur ceux des économies les plus solides. Pour certains pays, le bas coût du crédit fait alors monter rapidement les dépenses financées par l’endettement.
– La crise de 2008 conduit à opérer un transfert de la dette des banques privées vers les États qui assurent ainsi le financement du sauvetage de l’économie. La conséquence directe est l’accroissement considérable leur niveau d’endettement (d’environ 20 % du PIB) qui s’ajoute pour certains pays au processus d’endettement lié au soudain bas coût du crédit (paragr. préc.).
Ces montées d’endettement aboutissent à créer des doutes chez les analystes de marchés quant aux capacités de remboursement des États, surtout les plus fragiles, et aussi dans certains pays aux capacités des ménages et donc des banques qui leur ont prêté (Espagne, par exemple, avec la bulle de l’immobilier).
1c – Des divergences structurelles dans le développement économique dans la zone Euro
Tout espace économique couvrant un territoire large se compose de zones géographiques aux potentiels de développement différentiés. Plus la taille de l’espace économique est importante, plus les opportunités de croissance sont fortes mais le plus souvent avec une concentration géographique forte. Croissance et creusement des inégalités de développement entre territoires vont de pair.
Depuis la fin du 19e siècle en Europe, les politiques de redistribution (politiques sociales) et de migration au sein des espaces économiques de référence (l’espace national, en l’occurrence) sont les moyens principaux permettant de maintenir la cohésion sociale et de construire un avenir partagé pour les populations vivant dans cet espace de référence. Qu’en est-il avec la construction de l’Union européenne ?
La crise de 2008 et ses suites rendent encore plus visibles les effets des divergences de croissance, les faiblesses du système financier, les limites des capacités des pays aux économies les plus faibles de gérer socialement les effets de la crise.
les outils économiques classiques pour répondre aux déséquilibres résultant des divergences économiques entre pays ont presque tous disparus avec l’intégration économique dans l’Union européenne : pas de dévaluation/réévaluation des monnaies avec la monnaie unique, pas de soutiens publics aux entreprises qui ne respecteraient pas les règles de la concurrence, pas de taxation nationale pour des produits importés, … qui étaient utilisés pour rétablir la compétitivité des pays en difficulté dans les échanges avec leur partenaires commerciaux. Au niveau national, restent pour l’essentiel les outils du dumping social et fiscal visant à attirer les investissements étrangers, les niveaux des impôts prélevés et des dépenses publiques incluant les politiques d’investissement public et des réductions des sécurités en matière sociale. Ces outils de l’ajustement concernent les pays les moins performants économiquement à un moment donné, outils qui remettent en cause les protections sociales et accroissent les inégalités sociales au sein de la zone Euro et de l’ensemble de l’Union européenne. Ils vont à l’inverse donc des objectifs de convergence sociale affichés par le traité de Lisbonne.
A ce titre, les déséquilibres de l’économie grecque ont été importants et nombreux tout au long des années passées : peu de capacité d’exportation malgré l’atout du tourisme et les potentialités de l’agriculture ; importants déficits annuels des comptes publics et endettement public croissant rapidement. Ces déséquilibres ont donné l’opportunité aux marchés de demander des taux d’intérêts sur les emprunts croissants pour financer la dette publique grecque, niveaux de taux rapidement insoutenables mais proposés avec l’espoir de récupérer la mise au travers de l’aide attendue des pays riches de la zone Euro.
L’endettement massif du pays laissait effectivement une alternative : le défaut de paiement et/ou l’aide internationale massive à la balance des paiements pouvaient seuls inverser le processus de décrochage.
Depuis, la Grèce constitue le cobaye essentiel de l’ajustement structurel tel que les politiques dominantes en Europe souhaitent qu’il soit mis en place dans le cadre des règles évolutives de fonctionnement de l’UE. La contrepartie demandée à l’assistance financière européenne et internationale est une succession de plans d’austérité budgétaire drastique et des réformes du marché du travail visant à la diminution des coûts du travail au nom de la perspective d’une amélioration de sa compétitivité dans la concurrence internationale. Recettes économiques classiques dans les approches libérales, dont l’efficacité dans l’économie réelle n’est pas avéré. Et qui, dans la réalité, s’avèrent incompatibles avec le respect de l’accès effectif aux droits fondamentaux inscrit dans les traités européens (voir les articles cités du traité de Lisbonne ci-dessus).
2 – Des éléments d’évolutions dans le domaines des instruments économiques
Dans la crise, au fil de dizaines de sommets de chefs d’États, plusieurs instruments d’assistance et décisions importantes, dont le Traité de Stabilité, de Coordination et de Gouvernance ont été prises. Souvent tardives, partielles, inadaptées, elles sont l’objet de nombreuses critiques. Beaucoup de propositions qui paraissent faire sens ont été ignorées ou directement refusées. Force est de constater que ce sont des considérations nationales qui ont souvent prédominé pour les choix faits.
L’une des dernières mesures annoncée est de nature à renforcer le système financier : avoir des instruments communautaires de gestion et contrôle du système bancaire de façon à ce que la garantie des avoirs ne repose plus sur la crédibilité de chaque État vis-à-vis de ses banques, mais sur une garantie communautaire, c’est-à-dire s’appuyant sur tous les États. Il s’agit ainsi de contribuer à rassurer les marchés quant à la solidité des banques et à la crédibilité de la garantie apportée aux déposants.
On notera aussi la préoccupation de financement public pour une relance économique : mettre en œuvre des investissements publics en soutien à l’activité économique et répondant à des besoins d’équipement pouvant contribuer à l’activité sur le long-terme. Cela correspond à l’annonce de 120 milliards d’Euros, dont au moins la moitié était déjà décidé dans les décisions budgétaires européennes antérieures. Il s’agit là pour l’essentiel de financements dont les effets réels sur l’activité s’étaleront dans le temps (le calendrier inclut le choix des projets, les sélections des prestataires ou des bénéficiaires, la réalisation même des investissements). Ce ne sont pas des outils d’action de court-terme. Dans le cas de la Grèce qui pouvait bénéficier de 15 milliards d’Euros de fonds structurels disponibles depuis le début de la crise qu’elle traverse, aucune utilisation significative de ces moyens n’est encore mis en œuvre des années plus tard.
L’Espagne a obtenu que 100 milliards d’Euro de prêts aux banques soient débloqués qui ne passeraient pas par l’État mais iraient directement aux institutions financières qui en ont besoin. Le circuit direct, qui n’était pas un circuit possible jusqu’à présent, permettrait de limiter d’autant l’endettement public du pays. De plus, la mise à disposition de ces prêts n’implique pas en soi de programme d’ajustement du pays, ce qui a aussi des avantages politiques importants pour les autorités concernées. Là encore, les obstacles pour la mise en œuvre restent à lever.
Le 6 septembre dernier, la Banque Centrale Européenne (BCE) annonce son intention d’achat illimité de la dette placée à moins de trois ans par les pays à qui le marché demandent des taux insupportables (pour les pays qui seraient concernés, il s’agirait là d’une aide financière sous forme de non-dépenses potentielles en leur évitant les coûts que leur imposeraient les marchés ; mais ces achats ne diminuant pas le stock de dettes accumulées, les inquiétudes de long terme des marchés n’auraient pas de raison de disparaître). L’élément essentiel là, jusqu’à présent peu commenté, est que l’intervention de la BCE dépend d’une condition impérative pour faire ces achats. Les pays doivent le demander et avoir conclu au préalable avec le FMI et la Commission européenne un plan d’ajustement structurel pour atteindre les niveaux d’endettement public et de déficit budgétaire tel qu’ils se sont engagés à le respecter en adoptant le TSCG .
Toutes ces décisions s’inscrivent dans la démarche économique dominante postulant que le rétablissement de la compétitivité est un objectif à poursuivre nationalement et passe par un dumping social dans les économies les plus faibles. Cette vision est de plus en plus considérée comme une impasse pour le projet européen, y compris dans le champ des forces politiques dominantes.
3 – Répondre à une crise économique qui pose la question de l’avenir européen partagé
3a – La dimension sociale
Il faut constater qu’à ce stade, cinq ans après l’enclenchement de la crise économique et monétaire, les décisions européennes qui ont été prises dans le cadre de cette crise se sont inscrites dans une approche limitée des enjeux. Elles se sont concentrées sur l’objectif de répondre aux façons dont les marchés appréhendent les risques pour les capitaux qu’ils placent. Or, la crise est révélatrice de risques autrement plus diversifiés et fondamentaux quant à l’avenir partagé pour les citoyens résidents dans l’espace européen.
Depuis plus d’un siècle la pensée politique en Europe sait que l’avenir partagé, qui se construisait au niveau national, nécessite cohérence de ses dimensions économique, sociale et démocratique. L’UE a poursuivi l’utopie d’une construction d’abord économique. Aujourd’hui elle est rattrapée par la réalité de sa crise qui implique de construire en cohérence le social et le démocratique dans ce même espace européen qui est celui où est géré l’économique.
Sans politiques européennes de redistribution de richesses entre pays, permettant de poursuivre les politiques publiques menées jusqu’à présent au niveau national entre leurs régions/populations pauvres et riches, le respect des critères des traités implique une spirale sociale descendante, sans fin dans les pays aux économies faibles. Ainsi, les habitants de ces pays ne verraient plus leur avenir inscrit dans le respect des droits économiques et sociaux pourtant affirmés comme un objectif majeur du projet européen (traité de Lisbonne). Le respect de ces droits ne serait qu’une variable d’ajustement.
L’approche économique adoptée par les traités successifs pose maintenant un défi majeur pour les droits de l’Homme en Europe, non plus dans l’abstrait, mais en pratique. Le débat européen ne peut en rester à une approche qui consiste à rendre les droits effectifs dans les contraintes de chaque pays selon les moyens de chacun alors que la richesse se construit, elle, dans un espace économique intégré dans le cadre européen, et ensuite mondial.
Les inégalités de développement entre territoires sont un phénomène normal au sein d’un large espace économique aux règles unifiées. La question de la redistribution au sein de cet espace ne peut se réduire aux redistributions que la richesse de chaque pays lui permet, même en y ajoutant la redistribution additionnelle résultant des quelques politiques européennes présentes représentant financièrement quelques dixièmes d’un pourcent de PIB.
Cette question cruciale du partage des richesses produites par un espace économique unifié est l’enjeu clef pour la cohésion territoriale et sociale qui permet de construire un avenir partagé, redistribution entre territoires et redistribution entre individus dans l’espace économique.
L’Union européenne ne peut plus échapper à y donner une réponse pertinente si elle doit constituer un espace unifié d’avenir partagé pour les citoyens qui y résident. Elle doit le faire alors qu’on voit aussi le délitement de cette approche au sein des espaces nationaux de plusieurs pays : Belgique, Italie, Espagne en sont des illustrations du moment. Ainsi la crise, dans ses dimensions combinées européenne et nationales, produit une même remise en cause des solidarités. Les politiques publiques dans la crise, menées aux différents niveaux territoriaux, doivent répondre à cet enjeu.
3b – La dimension démocratique
Reste à évoquer la troisième dimension du tryptique « économie, social, démocratie » qui est aussi préoccupante. L’exemple du TSCG est éclairant de ce qui se passe dans la crise. A-t-on suffisamment pris conscience du fait que le « Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire » n’est pas un traité européen, mais un traité international entre États. La raison première de cela est surement qu’il n’y aurait pu y avoir accord sur un tel texte s’il avait été un traité européen, obtenir l’unanimité étant exclu. Mais aussi, et c’est très grave, il permet d’échapper à des processus démocratiques européens pourtant déjà limités.
Ce traité est une illustration d’un courant de pensée qui théorise le fait que la décision économique « sensée » n’est pas compatible avec les règles du jeu démocratique. Les dirigeants politiques seraient trop sous la pression des électeurs, et n’oseraient pas prendre les « bonnes » décisions. Il est alors prôné d’enlever du champ de la décision politique des décisions économiques majeures comme les niveaux de déficits et d’endettement acceptables. Et, conséquemment de faire dépendre de la Justice le respect de l’observance de règles préétablies et de mesures autoritaires de retour aux équilibres. On s’inscrit là dans le mouvement qui a fait de la Banque Centrale Européenne un organisme qu’on dit « indépendant » mais qu’on pourrait tout aussi bien appelé « hors du contrôle démocratique ». Cette « pensée » non démocratique rencontre une autre réalité, progressiste celle-là, venant de l’histoire allemande du 20e siècle. Les institutions mises en place après la période nazie ont visé à limiter la force de l’exécutif (qui avait instauré le totalitarisme en jouant sur les règles de la démocratie rendues formelles, en encadrant son pouvoir de décision par le pouvoir du juridique. La conjonction de ces deux démarches aux origines bien différentes marque les décisions européennes présentes.
La décision de la Cour de Karlsruhe, indiquant qu’il était nécessaire que le fonctionnement des institutions européennes donnent les garanties de contrôle démocratique suffisantes pour que l’Allemagne puisse transférer y transférer des pans de souveraineté dans le champ des décisions économiques et sociales mérite toute notre attention.
En conclusion des éléments présentés là, il est proposé que la LDH inscrive sont intervention dans la durée (au-delà du débat de court terme sur la ratification du TSCG) et concentre son apport aux débats actuels dans la continuité de ses interventions autour du Pacte.
Le délitement des solidarités à tous les niveaux, du quartier au pays, du pays à l’Europe, se joue aussi avec la façon dont est menée la construction européenne. Chaque délitement à un niveau se répercute aux autres :
La dimension européenne de la société de solidarité que nous prônons est le prolongement de sa dimension nationale mais aussi devient sa condition.
La cohérence des politiques économiques et sociales pour l’accès effectif aux droits fondamentaux est la boussole de notre compréhension des enjeux présents.
Le rôle central d’une démocratie renforcée avec ses aspects représentatifs et participatifs sont plus actuels que jamais.
Les conditions d’un avenir partagé en Europe passe par le renforcement combiné de la démocratie, du social et de l’économique.
C’est ainsi qu’on peut « faire société ».
(Septembre 2012)