Tribune de Malik Salemkour, président de la LDH, publiée sur Mediapart
La manifestation de policiers devant l’Assemblée nationale le 19 mai, en présence inédite du ministre de l’Intérieur en exercice, comme les deux tribunes menaçantes de militaires sont les derniers signes du malaise profond de notre démocratie, d’une désagrégation de l’Etat avec une dépolitisation totale des enjeux de sécurité. Face aux violences protéiformes qui frappent notre société et les inquiétudes légitimes qu’elles engendrent, la réponse d’élus de tous bords, surenchérissant en propositions aberrantes et attisant les peurs, serait toujours plus de répression et de sanction par une justice automatique.
Cette voie technocratique et démagogique est une impasse qui oublie de réinterroger fondamentalement le rôle, les ressources et les missions de la police. Le maintien de l’ordre public auquel elle veille est défini par les lois votées par le législateur. Les textes créant de nouveaux délits et des sanctions durcies s’empilent depuis des années, sans évaluation des précédents ni cohérence avec les politiques d’accompagnement et de prévention qu’ils devraient prévoir et organiser. L’échec patent de la prohibition de l’usage de drogue avec une consommation banalisée est un exemple de stratégie mortifère à revoir. La police est envoyée au front, exigeant d’intervenir avec force. Mais elle est impuissante à agir seule sur les effets de causes qui la dépassent et que le politique a négligées, l’excluant d’un travail coordonné avec les actions préventives des acteurs concernés et les habitants. Les abus discriminatoires ou arbitraires et les violences policières, aussi dans les opérations de maintien de l’ordre, sont des conséquences préoccupantes de ces choix politiques guerriers qui amplifient une défiance avec une partie de la population et des tensions.
Cette logique policière inefficace retombe sur la justice, accusée de laxisme. Celle-ci n’a pourtant jamais été aussi sévère, en témoignent l’allongement des peines prononcées et la surpopulation carcérale endémique. Avec le budget le plus bas de tous les pays de l’OCDE, l’institution est exsangue, incapable de remplir ses tâches dans des délais raisonnables, faute de personnels et de moyens à tous les niveaux. Le diagnostic est notoire et la dernière loi « confiance dans la justice » gère encore la pénurie, là aussi sans repenser son rôle ni rattrapage massif, pourtant nécessaire. Les critiques injustes récurrentes envers la justice vont perdurer, alimentant les volontés de la marginaliser, au péril de l’Etat de droit. Les états d’urgence avec leurs mesures d’exception prises face au terrorisme et à la crise sanitaire sont de la même veine déstructurante de l’équilibre des pouvoirs. L’hypertrophie présidentielle exacerbée, la concentration des pouvoirs de l’exécutif et des préfets, la mise à l’écart du Parlement, le mépris des contrepouvoirs et du dialogue social dénaturent notre République. Les libertés publiques sont plus que mises à mal, comme avec la loi de sécurité globale qui généralise les contrôles et la surveillance de la population, ou avec le projet de loi confortant les principes républicains qui impose une vision gouvernementale dogmatique de la République et vise à mettre au pas les associations.
Ferment d’un régime policier, cette dérive autoritaire et sécuritaire fragilise notre démocratie représentative et sociale. Elle fait le lit de l’extrême droite qui prospère, voyant ses idées et méthodes mises au cœur des débats publics, ses cibles et boucs émissaires partagés : étrangers, musulmans, jeunes des quartiers populaires, mouvements féministes et antiracistes… Une partie de l’électorat préférant l’original à la copie pousse le Rassemblement national au plus haut dans l’opinion, le mettant en capacité d’arriver aux responsabilités dans plusieurs régions, avec en ligne de mire la présidentielle de 2022.
Les incantations d’alerte au diable sont insuffisantes et devenues inopérantes, surtout dans la division et la fragmentation politiques. La responsabilité des associations citoyennes et des organisations syndicales est forte, dans la période. Les points de convergence sur l’essentiel sont nombreux face aux injustices et aux inégalités sociales et territoriales, accrues par la pandémie. Ce chemin étroit de travail exigeant sur le fond des choses mérite d’être ouvert avec toutes celles et tous ceux qui refusent une sombre perspective. Il s’agit de remettre dans le débat public l’affirmation positive des conditions nécessaires à un avenir fondé sur l’égalité réelle, dans lequel les questions sociales et environnementales sont pleinement prises en compte. Dans sa mission citoyenne, la LDH entend mobiliser son énergie à favoriser cette dynamique de dialogue ouvert et de propositions en vue d’aider à une espérance alternative, forte de droits et de libertés pour toutes et tous.
Paris, le 26 mai 2021
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