Communiqué commun
Un groupe d’associations, de syndicats, d’universitaires et d’avocat.e.s, membres du réseau de veille sur l’état d’urgence sanitaire, réagissent au projet de loi organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire. Les signataires souhaitent alerter sur la dangerosité de ce projet, au regard des atteintes aux droits et libertés qu’il comporte alors que le projet sera débattu à l’Assemblée nationale à partir du 15 juin 2020.
La notion impropre de « fin d’état d’urgence sanitaire »
Le projet de loi « organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire » est un véritable trompe-l’œil : contrairement à ce qu’annonce le titre, son objet est bel et bien de prolonger l’état d’urgence sanitaire pendant une période de quatre mois.
Il n’existe pas dans notre ordonnancement juridique de notion de « fin d’état d’urgence sanitaire». Un état d’urgence est déclaré si les « conditions exceptionnelles » définies par la loi sont réunies puis levé si elles ne le sont plus (article L. 3131-12 CSP et article L. 3131-14 CSP). Une sortie d’état d’urgence ne s’organise pas, ne s’aménage pas, ne se décline pas : il se lève dans sa totalité pour mettre fin à l’exception. Ce brouillage inédit des frontières est inacceptable. L’exception doit demeurer l’exception, et le droit commun, la règle. Avec ce nouveau projet de loi, le gouvernement maintient l’état d’urgence dans sa substance, tout en consentant à sortir formellement du cadre de la loi du 23 mars 2020. Il insère dans le droit commun un régime d’exception qui ne dit pas son nom, pour une durée de quatre mois minimum et potentiellement indéterminée. Rien n’indique en effet que ce délai ne sera pas prolongé en novembre 2020. Une telle contorsion juridique met en lumière une contradiction inacceptable : le gouvernement estime que le maintien de pouvoirs exorbitants est nécessaire, alors que les conditions d’un état d’urgence sanitaire ne sont plus réunies.
Une nouvelle construction juridique : des pouvoirs toujours exorbitants
Avec ce projet de loi, le Gouvernement, loin de sortir de l’état d’urgence, crée un système à la carte qui renforcerait ses pouvoirs et en brouillerait l’exercice. Il multiplierait à son propre bénéfice le champ des possibles et réduirait d’autant celui des libertés publiques. Si le texte était adopté, le pouvoir exécutif disposerait tout à la fois :
– du cadre issu du droit commun, essentiellement le code de la santé publique, et notamment l’art. L.3131-1 qui confère déjà au ministre de la santé le pouvoir de prendre “toute mesure” nécessaire pour répondre à une menace sanitaire ou pour « assurer la disparition durable d’une situation de crise sanitaire après la fin de l’état d’urgence sanitaire » (ajout issu de la loi du 23 mars 2020),
– du cadre de l’état d’urgence sanitaire créé par la loi du 23 mars 2020 (en vigueur jusqu’au 1er avril 2021), qui peut à tout moment être remis en vigueur grâce à un simple décret en Conseil des ministres,
– des nouvelles dispositions prévues par le projet de loi du 10 juin 2020.
Ces pouvoirs exorbitants sont certes moins nombreux que ceux détenus en vertu de l’état d’urgence sanitaire ; notamment, ceux qui ont trait au domaine économique et à la réglementation des médicaments disparaissent. Ils restent, cependant, considérables et surtout, opèrent dans les champs les plus attentatoires aux libertés publiques : c’est là que seraient maintenus des pouvoirs exceptionnels, alors que sont supprimés une bonne part du contrôle parlementaire et le soutien des experts scientifiques. Ainsi :
– Le délit de violation réitérée des interdictions édictées en lien avec la pandémie sera toujours applicable. Or, les trois derniers mois permettent d’évaluer ces mesures et de conclure que ce régime de sanctions, au-delà des questions liées à sa légitimité, a eu des effets discriminatoires et a donné lieu à des verbalisations abusives. Il pose de réelles difficultés juridiques et porte atteinte à plusieurs droits fondamentaux : droit au recours effectif, principe non bis in idem, principe de légalité des délits et des peines. La Cour de cassation a d’ailleurs transmis trois questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) au Conseil constitutionnel, lequel va trancher le 17 juin la question de la validité de ce délit.
– La liberté de rassemblement et de manifestation demeure initialement fortement encadrée dans ce projet de loi alors qu’il s’agit d’une liberté politique essentielle en démocratie. Qu’est-ce qui justifie de pérenniser une telle atteinte alors que chacun·e peut désormais se déplacer, exercer son activité professionnelle, etc. ? Le Conseil d’État (suite à un recours introduit par des syndicats et des associations) a, entre-temps, considéré que les décrets du 11 et du 31 mai 2020 pris sur le fondement de l’état d’urgence sanitaire et interdisant tous les rassemblements de plus de 10 personnes constituaient une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester, notamment dès lors que, jusqu’à 5000 participants, les manifestations peuvent, selon lui, être organisées dans le respect d’un certain nombre de mesures de protection. Mais la réponse du gouvernement ne s’est pas faite attendre : par décret du 14 juin 2020, il aménage le régime d’interdiction en prévoyant la possibilité pour les préfets d’autoriser certaines manifestations, sur le fondement de critères non précisés. Il est intolérable que la pandémie puisse servir de prétexte pour étouffer la démocratie.
Les risques de contamination du droit commun par des dispositifs dérogatoires ont été maintes fois rappelés par les défenseurs des droits et les juristes : l’expérience de l’état d’urgence « anti-terroriste » a montré qu’il ne s’agit pas d’une hypothèse d’école. Ce projet de loi n’est autre qu’une loi « SILT bis » version sanitaire. La gouvernance par l’urgence et l’exception, au nom de la sauvegarde de la société, s’intensifie et met en péril l’État de droit. Si ce projet de loi était adopté, l’état d’urgence ne serait plus vraiment exceptionnel et ne répondraient plus à des « circonstances particulières ». Nous serions condamnés à la gestion de crise permanente avec de graves conséquences sur l’exercice de nos libertés publiques. Les textes issus de ces crises successives, rédigés dans la précipitation et sans contrôle approfondi de leur légalité, vérolent durablement notre ordonnancement juridique.
Ce projet de loi, en plus d’être un Ovni juridique, s’apparente à un tour de passe-passe, qui ne doit pas faire illusion. Les signataires appellent les parlementaires à mettre véritablement fin à l’état d’urgence sanitaire, et faire revenir notre pays au droit commun.
Signataires :
– Associations : Action Droits des Musulmans, Collectif des associations citoyennes, Collectif contre l’Islamophobie en France (CCIF), Ligue des droits de l’Homme, Mouvement Roosevelt France, Observatoire des droits des citoyens itinérants, Pas sans Nous, REAJI
– Avocat·es : Me Nabila Asmane, Me Nabil Boudi, Me William Bourdon, Me Vincent Brengarth, Me Elise Cortay, Me Emmanuel Daoud, Me Emma Eliakim, Me Adelaïde Jacquin, Me Raphaël Kempf, Me Myriame Matari, Me Stéphane Maugendre, Me Carbon de Seze, Me Jeanne Sulzer
– Syndicats : Syndicat des Avocats de France, Syndicat de la Magistrature
– Universitaires : Karine Abderemane (Univ. de Tours), Richard Banégas (Sciences Po-CERI) , Marie-Laure Basilien-Gainche (Univ. Jean Moulin Lyon 3, membre honoraire de l’Institut Universitaire de France), Véronique Champeil-Desplats (Univ. Paris Nanterre), Lisa Carayon (Univ. Sorbonne Paris Nord), Jacques Chevallier (Univ. Paris II), Christel Cournil (Sciences Po Toulouse), Emmanuel Dockès (Univ. Paris Nanterre), Charles-André Dubreuil (Univ. Clermont Auvergne), Stéphanie Hennette-Vauchez (Univ. Paris Nanterre), Jean-Manuel Larralde (Univ. de Caen Normandie), Olga Mamoudy (Univ. Valenciennes), Karine Parrot (Univ. Cergy-Pontoise), Eric Péchillon (Univ. Bretagne Sud), Jean-Baptiste Perrier (Aix-Marseille Univ.), Stéphanie Renard (Univ. Bretagne Sud), Diane Roman (Univ. Paris I Panthéon Sorbonne), Arnaud Sée (Univ. Paris Nanterre), Serge Slama (Univ. Grenoble), Michel Wieviorka (EHESS), Sharon Weill (Univ. américaine de Paris/Sciences Po-CERI)
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