Lettre ouverte de l’Observatoire de la liberté de création
Il y a eu, en 2000, Présumés innocents, exposition au CAPC de Bordeaux dont les commissaires ont été poursuivies, a posteriori, au pénal, par une association s’occupant de rechercher les enfants disparus, la Mouette. La procédure a fini par un non-lieu, de nombreuses années après, mais elle a marqué les esprits et le retour de l’ordre moral qui n’a fait que s’aggraver ces dernières années.
En 2010, Le Baiser de la Lune, film d’animation de Sébastien Watel,
montrait un poisson-lune qui aimait un poisson-chat. Il devait être diffusé à l’école dans le cadre d’une campagne de prévention contre les
discriminations, mais le ministre de l’éducation nationale, Luc Chatel, l’a
interdit. Christine Boutin, sous couvert de son parti chrétien, soutint que ce film privait les enfants « des repères les plus fondamentaux que sont la différence des sexes et la dimension structurante pour chacun de l’altérité ». Prévenir contre l’homophobie serait faire de l’idéologie.
En avril 2011, Immersion (Piss Christ) et Sœur Jeanne Myriam, deux œuvres d’Andres Serrano, furent vandalisées à la Collection Lambert d’Avignon à la suite d’une manifestation conduite par Civitas. Certains évêques s’étaient joints aux intégristes dans la dénonciation d’un prétendu blasphème.
Quelques mois plus tard, des représentations de la pièce Sur le concept du visage du fils de Dieu, de Romeo Castellucci, furent empêchées par des catholiques intégristes. Il a fallu que la police protège les théâtres, comme ce fut le cas ensuite pour la pièce Golgota Picnic, de Rodrigo Garcia. Le porte-parole de la Conférence des évêques dénonçait ces deux spectacles sans les avoir vus, encourageant ainsi les manifestants.
Le 21 novembre 2013, le Fonds régional d’art contemporain de Lorraine a été condamné pour la présentation des œuvres d’Éric Pougeau dans
l’exposition Infamilles à la demande de l’Agrif, une association « pour le respect de l’identité française et chrétienne », sur le fondement de l’article 227-24 du Code pénal, dont l’Observatoire de la liberté de création demande la modification depuis 2003 (voir manifeste ci-joint). Les œuvres incriminées sont considérées par la justice comme violentes à l’égard des mineurs, et portant gravement atteinte à la dignité humaine. C’est la première fois qu’une exposition est condamnée judiciairement sur ce fondement. La cour d’appel est saisie.
En février 2014, le film Tomboy, de Céline Sciamma, a été attaqué par
Civitas qui demande son retrait du dispositif d’éducation artistique « École et cinéma », et a cherché à s’opposer à sa diffusion sur Arte. Une
candidate du FN à La Roche-sur-Yon dénonce Tragédie, spectacle
chorégraphique d’Olivier Dubois, jugé « décadent » pour cause de nudité. Tous à poil !, livre de Claire Franek et Marc Daniau, est vilipendé au même moment par Jean-François Copé au nom du « respect de l’autorité ».
Les 28 janvier et 5 février 2014, sont remis en cause les visas
d’exploitation du film Nymphomaniac Volume I et Volume II de Lars von Trier, par deux décisions du juge des référés du tribunal administratif de Paris. La délivrance de ces visas par la ministre de la Culture s’était pourtant appuyée sur une consultation de la Commission de classification. Le juge des référés est, par définition, seul. Il visionne et juge le film, seul. Et son jugement donne raison à une association (Promouvoir) dont le but est clairement confessionnel (« la promotion des valeurs judéochrétiennes, dans tous les domaines de la vie sociale ») et qui développe une stratégie d’actions contentieuses, administratives et pénales, contre les films et les livres, depuis 20 ans.
Les visas critiqués ont été délivrés par la ministre de la Culture après avis collégial d’une commission présidée par un conseiller d’Etat, nommé par décret, et composée de fonctionnaires représentant les ministères
concernés par la protection de l’enfance et de l’adolescence, de professionnels, d’experts, dont des représentants de l’Union nationale des associations familiales (UNAF) et du Défenseur des enfants. Le film est désormais interdit aux moins de 16 ans (Volume I), et 18 ans (Volume II). Avec des conséquences lourdes sur sa diffusion, dont la portée est loin de ne concerner que les mineurs prétendument protégés par de telles mesures.
Le 20 février, le même juge des référés déboute l’association Promouvoir qui prétendait faire casser le visa du film La vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche (interdit au moins de 12 ans), en faveur d’une interdiction aux moins de 18 ans. Le juge des référés ne répond pas favorablement, uniquement parce que l’association s’y est prise trop tard, ce qui laisse présager de la suite.
Il y a encore l’artiste Steven Cohen, arrêté en septembre 2013 au
Trocadéro en pleine performance, pour cause « d’exhibition sexuelle »,
car il était partiellement nu, par les policiers du commissariat de la
Faisanderie, proche du bois de Boulogne. Il sera jugé par le tribunal
correctionnel de Paris, le 24 mars prochain, à la demande du parquet.
Il y a les pressions, exercées par des mouvements extrémistes, sur les
bibliothèques pour censurer tel ou tel ouvrage, jugé par eux immoral ou
scandaleux, demandant des comptes sur les politiques d’achat, de
consultation et de prêt.
Il y a les mêmes anathèmes, lancés sur les manuels et les bibliothèques
scolaires, les enseignants et les éducateurs, au nom d’un ordre moral qui ne s’autorise que de lui-même ou d’une rumeur autour d’une « théorie du genre », prétendument enseignée à l’école. Et cette fois, sont rassemblés les fondamentalistes de toutes les religions.
Ce n’est évidemment pas fini.
Ces faits devenus réguliers ont plusieurs caractéristiques communes
alarmantes. Quelques groupes, très actifs et organisés en réseau, se sont érigés en arbitres et en gardiens des bonnes mœurs, selon des principes le plus souvent empruntés à l’ordre du religieux et de la morale. Ils s’attaquent à l’art et tentent d’empêcher la diffusion des œuvres qui leur déplaisent par tous les moyens : intimidation, rumeur, action violente… Les musées, les lieux d’exposition, les cinémas, les théâtres, les bibliothèques et les écoles, tous les lieux publics de culture et de connaissance sont devenus leur cible.
Or nous vivons dans une république démocratique et laïque. Il est temps de rappeler que la culture et l’éducation fondent notre pacte républicain, autour des valeurs de diversité, de tolérance et de dialogue. Le débat sur les œuvres est légitime et sain, chaque avis est respectable, mais rien ne justifie l’action violente. Une oeuvre qui respecte ce pacte ne peut faire l’objet d’aucune censure ni d’aucune forme de pression dictée par des minorités agissant au nom de principes communautaristes, ou d’arguments idéologiques, religieux ou moraux.
Le travail des auteurs, des artistes et des interprètes n’est jamais de dire une vérité unique. Une œuvre est une représentation, une fiction qui permet d’exprimer une vision du monde, et cette vision est et doit rester libre. La diffusion des œuvres ne doit pas être entravée par ceux qui n’en ont qu’une vision étroite, injuste ou déformée, et demandent une censure, parfois sans même voir, regarder ou entendre. Ce qui est en cause, ici, c’est le jugement que chacun peut faire librement des œuvres qui lui sont données à voir ou à entendre. Ce n’est pas seulement la liberté des créateurs que nous défendons, mais c’est aussi celle du spectateur. La censure porte atteinte à ce qui donne à chacun l’occasion d’exercer son intelligence et de questionner son rapport à l’autre ou au monde. Il s’agit de défendre l’expérience offerte à tous de la pensée et de la sensibilité, contre toute forme de puritanisme ou de catéchisme de la haine. Il ne faut pas laisser vaincre ceux qui tentent d’anéantir ce qui est un principe de toute vie démocratique. Si l’œuvre est polémique, elle requiert un débat,
pas une interdiction.
Il est très préoccupant que l’Observatoire de la liberté de création ait à
rappeler ces évidences. Il dénonce, depuis plus de dix ans, le dispositif
légal qui permet aux associations d’agir contre les œuvres au nom de la protection de l’enfance, alors qu’elles n’ont aucun titre à le faire. Il
dénonce les dispositions légales qui sont fort mal rédigées, et qui
permettent des sanctions pénales contre les œuvres pour des motifs
touchant à la morale.
Pendant sa campagne électorale, le candidat François Hollande s’est
publiquement engagé auprès de l’Observatoire de la liberté de création, le 2 mai 2012, à « revoir profondément la législation en vigueur »,
dénonçant les attaques et remises en cause de manifestations artistiques, et affirmant qu’il convient de faire « cesser » « les poursuites contre des commissaires d’exposition ou l’autocensure des élus ».
Il est temps de passer aux actes.
Nous en appelons solennellement au président de la République, au
gouvernement et aux parlementaires, pour procéder aux modifications
législatives qui s’imposent, afin de garantir la liberté de création et de
diffusion des œuvres, et modifier le code pénal.
Nous en appelons aux plus hautes instances de l’Etat, mais aussi aux
élus locaux, pour protéger, autant de fois qu’il sera nécessaire, les
œuvres, les artistes et les lieux de connaissance et de culture, par la
garantie réaffirmée de la liberté de création et de diffusion des œuvres.
Membres de l’Observatoire :
– la Fédération des salons et fêtes du livre de jeunesse ;
– le Syndicat des artistes plasticiens (Snap – CGT) ;
– l’association des Auteurs-réalisateurs-producteurs (ARP) ;
– le Cipac – Fédération des professionnels de l’art contemporain ;
– la Ligue de l’enseignement ;
– la Ligue des droits de l’Homme (LDH) ;
– l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (Acid) ;
– la section française de l’Association internationale des critiques d’art
(AICA – France) ;
– le Groupe 25 images ;
– le Syndicat français des artistes interprètes (SFA) ;
– la Société des gens de lettre (SGDL) ;
– la Société des réalisateurs de films (SRF) ;
– le Syndicat français de la critique de cinéma (SFCC).
Organisations signataires :
– l’Association des directrices et directeurs de bibliothèques municipales
et de groupements intercommunaux des villes de France (ADBGV) ;
– le Syndicat des distributeurs indépendants (SDI) ;
– l’Union des photographes professionnels-auteurs (UPP) ;
– le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles
(SYNDEAC) ;
– l’Association des auteurs réalisateurs du sud-est (AARSE) ;
– le Syndicat des professionnels de l’industrie de l’audiovisuel et du
cinéma (Sipac – CGT).
Paris, le 18 mars 2014
Retrouvez le manifeste de l’Observatoire de la liberté de création.
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