La séquence politique qui va de notre congrès de Reims en 2011 à celui de Niort est marquée par le paradigme du changement. Redouté par les uns, voulu par les autres. Les deux ans qui viennent de s’écouler ont été dominés par cette attente politique contradictoire. Changement de modèle européen sous les coups de boutoir de l’austérité. Changements aux marges de l’Europe avec les soubresauts politiques au Maghreb, les projections militaires françaises en Afrique. Changement, enfin, de majorité gouvernementale en France, sans que la défaite des forces de droite soit le fruit d’une dynamique forte de la gauche.
La séquence politique qui va de notre congrès de Reims en 2011 à celui de Niort est marquée par le paradigme du changement. Redouté par les uns, voulu par les autres. Les deux ans qui viennent de s’écouler ont été dominés par cette attente politique contradictoire. Changement de modèle européen sous les coups de boutoir de l’austérité. Changements aux marges de l’Europe avec les soubresauts politiques au Maghreb, les projections militaires françaises en Afrique. Changement, enfin, de majorité gouvernementale en France, sans que la défaite des forces de droite soit le fruit d’une dynamique forte de la gauche.
Au cours de ces deux années d’activité, la Ligue des droits de l’Homme a œuvré pour l’avènement du changement, puis navigué dans les méandres de sa concrétisation politique, enfin pesé, publiquement sur sa conduite, de façon démocratique, c’est-à-dire dans un débat responsable et sans concession mené avec les pouvoirs publics sur les ruptures nécessaires et les politiques à mener.
Il nous revient aujourd’hui – c’est l’ambition de ce rapport – d’examiner ce qu’a été notre activité au long de ce mandat, à l’aune des valeurs sur lesquelles nous avions décidé de la construire, pour en juger les résultats et la façon dont il convient de poursuivre, tout en cherchant à améliorer les pratiques de notre organisation.
Quelques questions simples peuvent nous guider dans ce travail d’analyse et d’appréciation. Qu’est-ce qui a changé et dans quel sens ? Qu’est ce qui – à l’inverse – n’a pas changé et reste matière à dénonciation ? Que nous faut-il faire enfin, pour agir de la façon la plus décisive possible et porter haut, entre craintes et espoirs, les ambitions que nous affichons pour la République ?
Nicolas Sarkozy, fin de partie ?
Le dimanche 6 mai 2012, la France tourne une page. L’élection de François Hollande signe le refus d’un pouvoir essentiellement attentif aux nantis, incarné par une figure agitée, inconséquente et ne respectant pas la dignité des institutions de la République. Souvenons-nous de la série de titres de notre publication L’Etats des droits de l’Homme durant cette période : « Une démocratie asphyxiée », « Une société de surveillance », « La justice bafouée », « La République défigurée »… C’est donc un chapitre sombre qui se clôt. Mais il se clôt dans des conditions sur lesquelles il faut revenir car elles dominent la suite des événements.
La victoire du candidat du Parti socialiste – même avec l’apport des voix du Front de gauche et de Europe écologie les Verts – est courte, 51,6 % contre 48,4 % ; elle procède davantage du rejet d’un homme, d’un management vibrionnant, arrogant, que d’une politique. Elle s’opère dans un air du temps dominé par les crises à répétition et une situation économique et sociale dégradée. Surtout, elle s’inscrit dans une situation paradoxale, dont témoigne la dérive sans limite de la droite classique vers les thématiques d’extrêmes droites.
La dynamique est forte de ce côté. A la veille du second tour, le Front national a gagné 7,5 points, et caracole à plus de 18 % et les législatives, qui confirment sa dynamique conquérante, lui apportent l’élection de deux députés. L’OPA contre nature lancée par Marine Le Pen sur les valeurs de la République et la laïcité, la dénonciation de la mondialisation, de l’immigré et du musulman, se révèle hélas payante et précipite un travail de recomposition, visant à aboutir à une fusion, facilitée par la convergence idéologique de diverses familles de droite. Cette vision stratégique passe bien ; au-delà de quelques vagues postures de gêne, elle est largement admise par l’électorat UMP, aussi bien par Jean-François Copé et François Fillon, faux rivaux poussés au conflit uniquement par leurs ambitions respectives.
Autant d’éléments qui ont des répercussions bien au-delà de la séquence électorale et amplifient les caractéristiques d’une situation marquée par la dérive droitière d’une opinion publique de plus en plus sensible à un discours xénophobe, raciste ou de repli. Le paradoxe de la période – une majorité parlementaire à l’Assemblée nationale et au Sénat, malgré un accroissement de la pénétration des idées de droite – donne tout son sens à l’absence d’un projet alternatif de société qui serait structuré par les notions d’égalité et de justice, par les droits et les libertés. Et l’on vérifie que changer ne suffit pas à assurer la victoire du changement.
La République en souffrance…
D’autant que l’héritage est lourd. Les assemblages législatifs et administratifs liberticides sont tels, qu’il n’est pas simple de s’en débarrasser. La Loppsi, le Ceseda sont de véritables rubik’s cubes juridiques. Dans le domaine social, l’idéologie libérale a profondément mis à mal les notions d’intérêt général, de service public, d’égalité en opposant entre elles des catégories de la population, en utilisant systématiquement l’ethnicisation du débat politique et social. Même s’ils ont trouvé leurs limites dans leur traduction politique, ces thèmes ont marqué les consciences, et obligent les forces démocratiques à une posture défensive, quand ils ne les ont pas contaminées.
La crise des dettes dites, sans doute ironiquement, « souveraines » et ses variantes grecque, espagnole et européenne ont profondément ébranlé le modèle républicain. « Finance » et « Technostructure », avec lettres majuscules, apparaissent comme autant de démiurges disqualifiant – souverainement pour le coup – décisions démocratiques et volonté populaire. La conséquence en est une perspective imposée d’austérité qui limite d’emblée l’espace pour une nouvelle justice sociale. Cette situation est d’autant moins combattue que le candidat socialiste a introduit des éléments nouveaux dans la campagne. Il place la réduction des déficits au cœur de son action, exalte une République plus « nationale » qu’ouverte au monde, un Etat plus compassionnel que solidaire et, enfin, affiche sa « fermeté » sur les questions migratoires. Signal emblématique s’il en est, le ministre de l’Intérieur se félicite que le nombre de reconduites à la frontière ne soit pas inférieur à celui des années précédentes.
Comment concilier réalisme et impatiences, temps politique et temps social, court et long terme, comment, chaque jour, redonner souffle à l’espoir quand la vie l’essouffle ? Le faisceau de contradictions prend des allures de nœud gordien. Or en démocratie, on s’interdit de trancher ces nœuds-là au bénéfice de pratiques plus complexes, plus lentes, dont chacune constitue un risque d’enlisement, voire de renoncement. Au lendemain de la victoire de la gauche, la France est donc bien en souffrance. Au double sens du terme : elle souffre et elle attend.
La Ligue en campagnes
Ce changement désiré, la Ligue y a travaillé. Elle l’a fait certes en appelant de façon tout à fait exceptionnelle avant le premier tour de la présidentielle à battre le candidat sortant et en appelant entre les deux tours à voter pour le candidat de gauche resté en lice. Mais elle y a travaillé bien plus en amont en donnant un contenu concret et précis à la défense et la promotion des droits et des libertés en France. C’était le sens de la campagne « Urgence pour les droits, urgence pour les libertés », dans laquelle elle invitait ses sections à inscrire les revendications dans le débat public. C’était également le pari engagé avec un grand nombre de partenaires syndicaux et associatifs avec le « Pacte pour les droits et la citoyenneté ».
Dans les deux cas, l’objectif était le même : faire remonter des profondeurs de la « société civile » propositions et projets susceptibles de nourrir une rupture avec le sarkozysme, de donner du corps à un pouvoir tourné vers la démocratie, la justice, le bien-être social, un progrès construit sur des politiques de solidarité. Dans les deux cas, l’essai sera marqué mais ne sera hélas pas transformé.
Marqué, car ces deux campagnes, qui se succédèrent logiquement, ont mis à jour un riche corpus de propositions dont un grand nombre vont se retrouver au cœur des débats politiques de la campagne et de l’après campagne. C’est le cas de la proportionnelle, de la parité, du non cumul des mandats, du droit de vote et d’éligibilité des résidents étrangers hors UE, d’une refonte du droit des étrangers.
Pas transformé, d’une part, parce que les dynamiques unitaires attendues ne se sont développées que faiblement ; d’autre part, parce que les voix de la société civile seront balayées par la dynamique de la présidentielle. Là encore, contradiction. D’un côté, et il faut s’en féliciter, un important regain d’intérêt public pour le politique et surtout pour la politique. Mais de l’autre, aucune des tentatives de la société civile – et il y en aura beaucoup – pour se faire entendre dans le concert électoral n’y parviendra. Arrogance, négligence, mépris des dirigeants politiques vis-à-vis d’un « peuple » jugé immature ? Retombée mécanique d’un processus électoral quasi-monarchique ? Toujours est-il que cet aveuglement a marqué négativement la suite des événements.
Autrement dit, la conduite du changement ne saurait être l’affaire de ce seul gouvernement, pas plus que d’un autre. Elle dépend largement de l’engagement citoyen de chacun et de tous. C’est à cet investissement républicain que la livraison de L’ Etat des droits de l’Homme en France, édition 2013, entend contribuer, en revenant sur quelques-uns des événements saillants des premiers mois d’exercice de la présidence de François Hollande.
Ce qui change et ce qui ne change pas
Le gouvernement Ayrault convoque dès septembre le Parlement en session extraordinaire avec à l’ordre du jour deux projets de loi portant sur des dossiers majeurs, l’un sur les contrats d’avenir, et l’autre sur les logements sociaux. Il affiche un certain nombre de priorités : l’éducation, le logement, l’industrie et la jeunesse, à un moment où celle-ci voit sa situation ne cesser de s’aggraver, en termes d’accès à l’emploi et de précarité, au risque d’ébranler le pacte social entre les générations. Il prend une série de mesures immédiates qui rencontrent l’adhésion populaire. Même si, dans le même temps, la première place donnée à la résorption des déficits en limite les moyens et confirme la perspective d’une austérité dont chacun pressent bien que les « riches » ne seront pas seuls à en faire les frais. L’opinion publique semble prête à des « efforts », pourvu que la justice et le changement soient au rendez-vous.
L’expulsion brutale d’un camp de Roms, dont les images tournent en boucle sur toutes les télévisions, éclaire les zones d’ombres d’un jeu de rôles au sein des cercles dirigeants (gouvernement et partis) qui voit s’opposer, d’un côté les « partisans de l’ordre », de l’autre des « inconscients des problèmes posés par les étrangers ». Le message est à destination de l’opinion publique et tend à justifier les peurs et les clichés, au risque de les renforcer. Sur les questions qui touchent à la figure de l’étranger, sur lesquelles le candidat avait été au mieux allusif, le gouvernement a tout fait pour montrer qu’il fait au moins autant que son prédécesseur mais plus humainement. Pour celles et ceux – et nous en faisons partie – qui attendaient particulièrement le changement dans ce domaine – l’idée s’installe que pour les Roms – et au-delà, pour les étrangers, c’est « comme avant ».
Le message intéresse les partis de droite. L’UMP y trouve aliment pour tenter d’opposer « Taubira la laxiste » – n’a-t-elle pas annoncé qu’elle entendait en finir avec les centres fermés pour mineurs, les peines planchers et la rétention de sûreté – au « Valls à poigne ». Le FN y voit, à juste titre, un terrain expérimental pour légitimer les « passages à l’acte » tels que la fusillade raciste d’Aigues-Mortes dans le Gard, la vendetta perpétrée dans les quartiers nord de Marseille à l’encontre de Roms nouvellement installés, ou encore des manifestations populaires « spontanées » dans le département du Nord.
L’arbitrage interministériel, laissant aux mains de l’Intérieur les dossiers « étrangers » au lieu de les confier aux ministères de la Justice, du Travail et des Affaires sociales, donne le « ton », la création d’un régime spécifique de retenue de 16 heures est à ce titre symptomatique. Il aboutit à faire perdurer des situations dramatiques mettant aux prises des individus, peut-être étrangers, en fait nés ou vivant en France depuis des années, et une administration dont la seule logique interne reste la méfiance et l’expulsion. En toile de fond, un contentieux énorme, nourri d’injustices et d’humiliations qui se nomment visas de court séjour, traitement extraordinairement restrictif et expéditif des demandes d’asile et des délivrances de titres de séjour, obstacles mis à la naturalisation… Dans tous ces domaines, la continuité prévaut et les circulaires qui vont suivre sur le droit au séjour en attesteront sans exception.
Quand la prudence nourrit le renoncement…
Pourtant dans certains domaines, on avance ! C’est notamment le cas de la Justice. L’annonce par la ministre de la Justice d’une rupture avec le tout carcéral et d’un changement de la politique pénale sont pris comme autant de cibles par les ténors de l’opposition, avec une violence verbale dont on ne peut s’empêcher de penser qu’elle a à voir avec la personne même de la garde des Sceaux, femme, guyanaise, connue pour ne pas mâcher ses mots. La justice des mineurs, le mariage pour tous, sont présentés comme autant de provocations irresponsables, l’un comme une prime donnée à la délinquance et à la récidive, l’autre comme la fin de la famille et de la société. Corrélativement, l’action du gouvernement sur des questions sensibles, comme la lutte contre le terrorisme, reste marquée par l’ancien ordre des choses.
Si les contraintes financières sont réelles, la situation de politique intérieure est favorable : la droite s’est engluée ad nauseam dans un combat des chefs qui la rend inapte à toute offensive d’envergure. Pourtant, « prudence » s’impose comme maître mot de l’action gouvernementale. Et de la prudence à la défensive, le pas est vite franchi. En fait, tout se passe comme si la gauche au pouvoir se retrouvait orpheline de valeurs et de projet politique autonome, privée d’objectifs propres, incapable en quelque sorte de se démarquer des pratiques de pouvoir antérieures. Autant empêtré dans la suffisance du pouvoir que paniqué devant le risque de ne pas être considéré comme légitime, le gouvernement choisit le renoncement à l’affrontement. Cela se vérifie pour le droit de vote et d’éligibilité des ressortissants non européens aux élections locales et pour le récépissé de contrôle d’identité.
Le droit de vote pour tous, porté par la LDH et nombre d’acteurs associatifs, syndicaux, partis politiques depuis plus de trente ans, s’inscrit dans la volonté d’en finir avec une population de résidents privée du droit de vote. Cette recherche de l’égalité de droits a été à l’initiative de la LDH, l’objet de multiples « votations citoyennes », dans de grandes villes, dont la capitale. Elle a figuré au rang des promesses non tenues par François Mitterrand ; le nouveau président s’est engagé à l’honorer. Pour le peuple de gauche, elle fait figure de grande réforme de société, comparable à l’abolition de la peine de mort portée par Robert Badinter en 1981. Hélas, en la matière, l’exécutif s’est livré à une véritable pédagogie du découragement. Certes, l’affaire n’a rien de simple ; il faut une réforme constitutionnelle et donc, un référendum ou un vote à la majorité des 3/5e des suffrages exprimés de l’Assemblée nationale et du Sénat réunis en Congrès. Mais la bataille doit être menée, sauf à perdre avant même d’avoir tenté de gagner.
Il en va de même pour le récépissé de contrôle d’identité, destiné à mettre fin aux contrôles au faciès dont l’existence, avérée, a donné lieu à des polémiques publiques qui ont participé de la libération de la parole raciste. La mesure est minimale et loin de couvrir à elle seule tous les problèmes posés. Mais elle aurait entraîné une conception différente de la pratique des forces de l’ordre, un rapport normal à la jeunesse des « quartiers », un progrès de l’égalité de tous face à la loi… Pourtant, là encore, l’exécutif renâcle, avance à la place un nouveau code de déontologie de la police et tergiverse avant de couper court, refusant même une expérimentation, avant même que le Défenseur des droits n’ait pu remettre le rapport dont il était chargé.
La crainte avouée de l’échec ici, n’est que la figure honorable d’une réalité plus honteuse : le pouvoir, contaminé par la peste sécuritaire n’y croit pas. Ou plus. Et dissimule cet abandon en invoquant qui le contexte, supposé défavorable, qui la dureté des temps, qui imposerait d’autres priorités… Hésiter à ce point, multiplier les tergiversations prend alors une dimension d’affirmation négative, où l’absence de projet politique rejoint l’absence de projet alternatif. On constatera une toute autre vigueur argumentaire chez les élus de la majorité tenant à faire savoir leur opposition à la remise en cause du cumul des mandats, proposition extrêmement populaire chez les électeurs, mais beaucoup moins chez les premiers concernés.
Crises démocratiques, crises sociales : crise du politique
La droite, quant à elle, bat tambour. Occupée à panser ses plaies, elle multiplie outrances et brutalités verbales et s’attache à ouvrir une perspective politique aux convergences sectorielles ou conjoncturelles entre elle et le Front national. Cela passe par une légitimation du vote FN, par la « souffrance sociale », par la banalisation des « évidences » racistes et islamophobes, par l’affirmation d’un nationalisme excluant, structuré de hiérarchies sociales et raciales, enfin, par des thèmes pouvant être portés par toutes les familles de droite, telle la reconnaissance du génocide en Vendée par les forces de la République. Ces galops d’essai, clairement, visent à préluder aux alliances en préparation pour les municipales de 2014.
Cette tendance se retrouve hélas partout en Europe. Sur le terrain sensible de la redistribution et des inégalités, les tensions s’exacerbent d’autant plus que la crise du système financier bouscule violemment les constructions européennes et leurs logiques, tant politique qu’économique. Le dogme de l’austérité, tout en dépréciant l’exercice de la démocratie aux plans nationaux et au plan européen, nourrit tout à la fois les inégalités et les dérives identitaires, grossièrement fascisante comme « Aube dorée » en Grèce, ou plus sophistiquée comme le « Parti de la liberté » aux Pays-Bas.
Le mécanisme est d’autant plus corrosif que l’angoisse sociale règne en Europe et qu’une certaine raison économique oblitère toute ambition politique, obscurcissant l’idée même d’un avenir commun, encourageant les discours de replis nationaux qui sont autant de réflexes apeurés d’abandon des solidarités entre peuples et nations.
Les projets mis en œuvre en France sur la réforme de la fiscalité – censée lutter contre l’injustice fiscale – se limitent finalement à quelques mesures symboliques mais de peu de portée – sur la réforme de la banque – au point que le groupe parlementaire socialiste s’en scandalise – sur l’industrie et l’emploi – dossiers bousculés par les affaires Florange, PSA, Renault, Petroplus…– sont accompagnés par une tendance à la baisse de popularité du couple exécutif et d’un désaveu de l’action politique elle-même.
Très pondéré sur les enjeux de redistribution sociale, le gouvernement voit se détériorer la situation de l’emploi sans lui opposer de grands projets. Rapidement, domine un sentiment d’incompréhension, de frustration et d’impatience. L’usure extraordinairement rapide de l’exécutif est d’autant plus préoccupante qu’en France, comme ailleurs en Europe, le désintérêt pour la chose publique et le repli sur soi se nourrissent, tant dans la vie privée que dans la vie publique, des peurs, des découragements, d’une sorte d’empêchement à vivre, d’empêchement à penser et à agir. Comme si l’immensité du défi tétanisait les peuples et leurs représentants.
La précipitation qu’il met à vouloir traduire dans la loi, terme à terme, l’accord sur la sécurisation des parcours professionnels, largement inspiré par le Medef, témoigne d’un abandon des termes de la régulation de l’emploi aux seuls partenaires sociaux, au risque finalement de voir le plus puissant d’entre eux écrire la loi.
Au final, sont ainsi réunis tous les ingrédients d’une véritable remise en cause de la citoyenneté, corrélative à une crise de la démocratie, d’autant plus vive que pour l’Europe, continent vieillissant, l’avenir n’apparaît plus automatiquement synonyme d’amélioration et de progrès.
La Ligue, pour le changement, fidèle à ses valeurs…
Durant cette période, qu’est ce qui change pour la Ligue ? Tout et rien. Tout, car le nouveau gouvernement affiche d’autres ambitions et valeurs que le précédent, ce qui est loin, très loin d’être négligeable. Tout, car le nouveau gouvernement reçoit, écoute, organise des réunions, des rencontres et réhabilite les valeurs de la République en faisant siens les objectifs de lutte contre les discriminations, par exemple. Tout parce que la dénonciation, la stigmatisation ne sont plus de mise vis-à-vis d’un gouvernement, qui contrairement au précédent, considère que la société, l’intérêt général existent, affiche des objectifs en phase avec les valeurs que nous portons. Rien, car nous savons que le changement ne saurait être l’affaire des gouvernements seuls. Rien, car un basculement électoral ne provoque pas à lui seul un renversement sociétal, à plus forte raison lorsqu’il n’est pas accompagné d’un projet d’alternative cohérent. Rien, enfin, car la Ligue demeure fidèle à sa nature d’association de défense et de promotion des droits et des libertés, assumant en pleine indépendance sa double fonction de mouvement de défense des droits et de promotion de la citoyenneté.
Des premiers jours du quinquennat à aujourd’hui, la Ligue rencontre le gouvernement, le cabinet du premier ministre, porte des appréciations positives (sur la suppression de la circulaire Guéant sur les étudiants étrangers, sur la suppression de la franchise Aide médicale d’Etat, sur la promesse de cesser de placer les enfants dans les centres de rétention). Et porte également des jugements négatifs sur le fait que l’Intérieur prenne les étrangers en charge, sur les expulsions de Roms, brutales et provocatrices, les récépissés de contrôle d’identité et le droit de vote des résidents étrangers et surtout sur l’absence de mise en débat public d’enjeux forts sur la démocratie, sur la place des étrangers.
C’est dans le même état d’esprit qu’après avoir œuvré de façon décisive à ce que le ministre de l’Intérieur reçoive la Plateforme 12 dans son ensemble, nous interpellons publiquement Manuel Valls sur les trous noirs de la circulaire de régularisation des travailleurs sans papiers et sur l’attitude hallucinante de préfectures aux réflexes hérités de décennies de politiques de stigmatisation. C’est également dans cet état d’esprit que nous saisissons publiquement Christiane Taubira de notre émotion à propos de l’arrestation d’Aurore Martin, des risques qu’elle fait courir au processus de dialogue politique au Pays Basque et après les déclarations, aussi provocatrices qu’irresponsables, du ministre de l’Intérieur. C’est dans ce même état d’esprit enfin que les militantes, militants et sections de la Ligue continuent de s’opposer au quotidien à l’arbitraire des expulsions et des préfectures, à tout mettre en œuvre pour la régularisation des sans-papiers et obtenir un changement législatif.
C’est toujours dans ce même état d’esprit volontaire que nous décidons de pousser à la roue, avec une pétition nationale et un arc vaste de partenaires, pour obtenir que le droit de vote et d’éligibilité des résidents étrangers ne soit pas enterré, mais continue de faire partie du « pack » de propositions de réformes constitutionnelles reprises par la commission, dite Jospin, qui l’a superbement ignoré.
Ce même état d’esprit prévaut à notre engagement pour le mariage pour tous, l’adoption et le droit à l’Assistance médicale à la procréation, pour des raisons qui touchent au principe d’égalité des droits, à notre engagement de longue date contre toutes les discriminations. Il s’agit aussi et au-delà, de rappeler face à une offensive homophobe mais aussi en son fond anti-républicaine, nourrie en amont des engagements des cercles les plus réactionnaires contre la liberté de création, contre le droit à l’interruption volontaire de grossesse, que le mariage est un acte civil. Et que si les églises sont légitimes à avoir une opinion en la matière, la prétention de certains responsables religieux à l’imposer comme loi est, elle, insupportable.
D’autant plus insupportable qu’elle fait écho à des agressions intégristes perpétrées dans le monde contre la démocratie, le droit des femmes, l’égalité et les processus de sécularisation des sociétés. Dans ce contexte, l’initiative de la France à l’Onu pour la dépénalisation universelle de l’homosexualité prend figure de symbole dans la mesure où elle porte les valeurs de liberté et d’égalité, valeurs auxquelles les peuples aspirent de façon universelle.
Mondialisation, Afrique, Moyen-Orient : les affres du changement
De fait, les soulèvements et manifestations pacifiques contre la misère et la terreur se sont multipliés de l’Iran à la Chine, en passant par les Etats-Unis, l’Espagne et la Grèce. Partout, les nouvelles formes de domination économique et financière soulèvent oppositions et mobilisations. La responsabilité particulière des nouvelles puissances (telles que Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), des Etats du Golfe ou de l’Iran, doit être mieux comprise comme doit l’être celle des multinationales et des fonds souverains.
L’avènement des mouvements de protestation ces dernières années contre les régimes dictatoriaux et corrompus, soutenus entre autres par les gouvernements occidentaux sous prétexte de la lutte anti-terroriste et du contrôle des flux migratoires, en Tunisie, en Egypte, en Libye, au Bahreïn, au Yémen et en Syrie, a marqué une nouvelle étape du combat des peuples pour la liberté, l’égalité, la dignité et la justice. La Ligue y a pris sa part, en France notamment, à propos de la Russie (Pussy Riots), de la Syrie (Marche blanche), du bassin méditerranéen avec son investissement dans le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme (REMDH), dont il faut saluer la vitalité militante.
Les bouleversements dans le monde arabo-musulman ont libéré la parole et cette liberté d’expression précieuse doit être défendue partout où elle est bafouée. Ils ont aussi libéré les démons du fanatisme et de l’instrumentalisation politique du religieux, lourds de menaces, en particulier pour la liberté de conscience et d’expression, pour les droits des minorités et pour les droits des femmes. Cette situation n’en rend que plus urgente la mise sur pied d’une authentique politique euro-méditerranéenne de développement, construite sur la démocratie, la coopération, le progrès.
En tout état de cause, ce cheminement difficile confirme, jusque dans ses revers, la force et la validité de l’aspiration démocratique, même lorsque celle-ci se trouve dévoyée au service de credo autoritaires. Contrairement aux prédictions de mauvais augure, les forces religieuses de régression, un temps auréolées par la répression dont elles ont été victimes du temps des dictatures, apparaissent comme incapables de relever les défis d’une société aspirant à l’égalité, à la justice, à un état de droit.
La région reste marquée par la situation effroyable qui prévaut en Syrie depuis plus de deux ans et par l’injustice fondamentale faite au peuple palestinien depuis des décennies, du fait de l’occupation israélienne et du déni opposé à la création d’un Etat national libre et indépendant. De ce point de vue, nous nous félicitons du vote historique intervenu à l’Onu, faisant de la Palestine un Etat observateur, et nous formulons le vœu qu’il ne s’agisse que d’une étape vers la justice et une paix durable au Proche-Orient.
L’intervention militaire française au Mali, présentée comme une opération visant à sauver l’Etat et le peuple malien de bandes armées mêlant à la fois des forces islamistes, des gangs de trafiquants et des populations laissées en déshérence victimes d’une corruption profonde de l’appareil d’État et de l’incurie des partis politiques, est à inscrire dans le contexte d’un monde déstabilisé par la combinaison d’une pauvreté endémique, du jeu libéré des forces du marché et de l’intervention de petits entrepreneurs en identités désireux et susceptibles de remplacer, armes à la main, l’autorité et la « violence légitime » des États.
Même si cette intervention ne saurait se confondre trait pour trait avec une expédition coloniale ou anti-terroriste à la mode Bush, il faut s’inquiéter. Non du recours à la force, toujours suspect même s’il peut parfois s’avérer légitime, mais de la myopie politique qui prétendrait qu’un tel recours soit suffisant, sans qu’il soit besoin de se pencher sur les causes de la situation et les moyens – politiques et économiques – d’y remédier. Outre une certaine résurgence de propos empruntés aux expéditions punitives menées contre l’Irak et l’Afghanistan, le flou qui entoure les objectifs précis de la présence française, son relatif isolement, sont autant de facteurs possibles d’une dégradation politique rapide sur le terrain.
L’avenir de l’Europe, enfin, ne saurait nous laisser indifférents. Parce que nous allons vers des élections européennes, bien évidemment. Mais plus profondément, il s’agit d’un lieu politique essentiel au regard de nos ambitions. Car, face à la crise financière et au train de crises qui l’accompagnent, la tentation d’un repli national, priorisant la solution de ses propres problèmes, sans considération pour ceux des autres, est une véritable machine à faire reculer droits et libertés. Non seulement elle s’inscrit dans une logique de concurrence de tous avec tous et d’affaiblissement de tout le monde mais, de surcroît, elle participe d’illusions sur l’ampleur des problèmes auxquels il faut faire face. Les solutions à apporter aux questions de développement durable, de l’emploi, de sociétés de solidarités ne sont pas viables au seul plan national. Elles peuvent, au mieux, conduire à un simple échec et, au pire, aboutir à ce que cet échec s’accompagne de désignation de boucs émissaires.
C’est dans cette conception de la mondialisation des droits et des solidarités que nous faisons vivre notre adhésion à la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), qui va tenir son congrès tout prochainement, et à l’Association européenne des droits de l’Homme (AEDH) avec laquelle nous entretenons d’étroites relations de travail, dans un cadre de partenariats de plus en plus larges et sur des thématiques transverses, telles que la lutte contre la peine de mort, les droits des Roms ou les risques d’intrusion informatique.
Les défis posés à la Ligue des droits de l’Homme
Dans ce contexte tendu et d’autant plus complexe qu’il est très mouvant, aux plans tant mondial qu’européen et national, la Ligue doit poursuivre sa tâche. Il lui faut articuler trois dimensions de son engagement : poursuivre les activités qui lui sont consubstantielles – lutte contre le racisme et l’antisémitisme, contre les discriminations, pour la citoyenneté – avec les luttes pour les droits économiques et sociaux ; porter ses propositions sur des réformes sociétales et constitutionnelles ; alimenter débats et pressions sur l’exécutif et le législatif, afin de légitimer aux yeux de l’opinion publique les propositions mises en avant.
Pour être pleinement cette association de défense des droits et de promotion de la citoyenneté, la Ligue affronte trois défis majeurs. Le premier consiste à améliorer la capacité de ses composantes à travailler ensemble. Le second passe par le fait de mieux porter l’ensemble de nos propositions en matière de droits et de libertés. Le troisième, enfin, consiste à bien rester elle-même sans craindre de s’ouvrir aux autres.
Travailler mieux ensemble suppose des choses tellement simples qu’on pense parfois en faire l’économie : lire ce que nous écrivons, se tenir au courant de ce qui est publié de façon régulière, se rappeler que dans notre association, toutes et tous travaillent de façon bénévole, chacun avec ses moyens, à des objectifs communs. Ne pas oublier, enfin, que parler d’indivisibilité des droits devrait de fait exclure qu’on ne s’intéresse qu’à un seul d’entre eux, jusqu’à parfois en faire la pierre de touche de tous les autres.
Cette question du travailler ensemble est importante dans la mesure ou elle conditionne largement la capacité de la Ligue à peser dans le débat public. Il ne s’agit certes pas de prêcher une quelconque uniformisation de nos pratiques ou de nos agendas. La force de la Ligue réside largement dans l’enracinement local de nos sections et leurs capacités à réagir à leur environnement. Mais nous avons besoin, d’une part, le temps de telle ou telle campagne, de mettre cette force au service d’objectifs communs ; d’autre part, le nombre de chantiers que nous menons est tel, qu’il est extrêmement important de développer des activités conjointes entre sections, entre sections et Comité central. Nous avons beaucoup progressé sur ce terrain et nous entendons poursuivre.
Soyons attentifs au fait que, dans la dernière période, on a vu se manifester des tensions entre sections, nourries par des débats politiques exogènes à la Ligue mais qui ne sont pas sans impact sur elle dans un climat âpre souvent nourri d’un sentiment d’impuissance et d’exaspération. Il nous faut savoir gérer nos débats, nos désaccords et ne pas les laisser s’emballer jusqu’à faire division. Ces conflits sont parfois l’indice de situations et d’équipes figées.
Le second défi consiste à être, toujours mieux, un intellectuel collectif. La Ligue a une longue tradition à cet égard, mais les traditions, elles aussi, sont mortelles. D’où l’insistance qu’il nous faut mettre sur nos actions de formation, sur la lecture, sur le débat collectif autour de données travaillées, validées. Car il serait mortel de confondre convictions et certitudes. Les premières demandent à être nourries d’information et d’intelligence collective pour rester pertinentes à leur objet, au moment, fugace par définition, et surtout à la confrontation avec les pouvoirs publics. Les secondes n’ont besoin de rien car, dans le monde en mouvement qui est le nôtre, elles ne mènent nulle part.
Le troisième défi se résume à rester nous-mêmes en sachant nous ouvrir aux autres. C’est lui qui nous amène à proposer entre autres, d’ouvrir l’affiliation à la Ligue à des acteurs associatifs défenseurs des droits. Sans revenir sur les échanges qui se sont tenus, ni anticiper sur le débat que nous allons avoir, la question peut ici être abordée en la ramenant à sa substantifique moelle. Voulons-nous, au fond, une Ligue qui se déploie au sein du corps social, de ses richesses diverses, qui joue un rôle de mixité civique ou nous contentons-nous d’une surface qui nous amène, année après année, à constater un certain affaiblissement, au risque d’un enfermement dans un certain entre soi et dans l’identique ?
Ces trois défis sont indissolublement liés. Nous avons besoin d’une Ligue qui ressemble à la dernière université d’automne tenue sur la jeunesse et à laquelle nous avions convié, dans une relation de co-élaboration, des associations de quartiers créées pour la défense des droits et de l’égalité. Nous avons besoin d’une Ligue qui sache mener de pair son investissement de terrain dans la défense des sans-papiers, des propositions pour la promotion de l’économie sociale et solidaire, des débats pour la mixité du logement et des territoires, la vigilance contre les discriminations territoriales et le racisme dont elles participent.
Le programme est vaste et la tâche est immense. Mais la construction d’une société plus libre et plus solidaire est à ce prix. Il serait évidemment naïf d’en déléguer la construction au seul gouvernement et au président de la République. Il serait naïf de considérer que nous avons en l’état les forces matérielles et intellectuelles pour gagner.
Si nous disons « encore un effort », nous n’exonérons de leurs responsabilités ni les partis politiques, ni les organisations syndicales et le monde associatif, ni, enfin, nous-mêmes. Nous savons, certes, que tout attendre d’un pouvoir quel qu’il soit, serait abandonner notre propre pouvoir. Il revient au gouvernement d’afficher une ambition, d’affirmer un cap, de donner du souffle. Il nous revient, à nous, de nous mettre en situation de pouvoir lui rappeler sans cesse et sans relâche qu’il se doit d’être à la hauteur de l’espoir.