Sortie le 19 février 2014
Film curieux et très intéressant, où le réalisateur, « embedded » dans la voiture et dans la vie du leader d’extrême droite, dessine son portrait et médite sur le pouvoir en s’adressant à lui, en voix off. Un « vous » qui établit un pacte froid et tient l’homme, avec intérêt et respect, sans aucune complicité, à distance critique. Le résultat est fort efficace.
Blocher et sa femme sillonnent inlassablement la Suisse, en campagne pour les élections au Conseil fédéral de 2011. Trajets, téléphone, tracts, meetings où il est ovationné, « Je suis un bien public », il pousse la chansonnette, il nage dans la piscine de sa somptueuse villa, il garde ses secrets. Simultanément nous est racontée l’irrésistible ascension du fils d’un pasteur alémanique, d’origine allemande, si allumé que ses paroissiens finirent par le chasser ; paysan, puis juriste, rachetant pour rien EMS Chimie, une entreprise au bord de la faillite ; ouvrant des centaines d’usines en Chine et dans le monde, devenant un requin de la finance et multimilliardaire ; homme sans qualités, parvenu riant comme un gamin de donner des réceptions dans son château.
En même temps, il s’est lancé dans la politique, a soutenu l’apartheid en Afrique du sud, empêché la Suisse d’entrer dans l’Union européenne et d’adopter l’euro, fait de son parti, l’UDC, la première force politique du pays. Député, conseiller fédéral et ministre de la Justice et de la Police, il s’illustre par une politique anti-immigration xénophobe portée par des affiches néonazies scandaleuses – on se rappelle le mouton noir chassé par les moutons blancs. Soutenu par les libéraux, les actionnaires et les nostalgiques de la vieille Suisse paysanne, il est adoré des medias à proportion du mépris qu’il leur voue. Après les élections de 2011, alors qu’il perd des sièges, il provoque un scandale et pousse à la démission le président de la Banque nationale suisse : Blocher, le grand défenseur du secret bancaire, aurait remis des documents volés au gouvernement pour prouver un délit d’initié, ce qui lui vaut des poursuites pénales pour complicité de violation de secret bancaire… Mélange complexe d’homme qui fait des cauchemars et les raconte, de stratège politique, de bête médiatique, et de voyou riant de son propre cynisme. Tout cela sous la bannière fructueuse de l’indépendance de la Suisse, du « Restons nous-mêmes », et de la référence fréquente à Guillaume Tell : jamais au nazisme, bien trop dangereux.
« Raconter votre histoire », dit le réalisateur au début du film, « c’est raconter notre histoire, c’est explorer notre ombre ». La droite radicale, nationaliste et populaire de Blocher, est un modèle de dédiabolisation pour une extrême droite jusque-là infréquentable, comme la nôtre. Blocher est en fin de course, son parti décline, mais il sait que sa victoire c’est que ses idées se sont diffusées dans toute la société. La dernière votation suisse contre l’immigration, le 9 février, vient de lui donner raison.
La leçon est fort utile pour que nous n’assistions pas, effarés et impuissants, à la montée de la réaction et de l’extrême droite qui s’activent en ce moment jusqu’aux portes des écoles.
L’Expérience Blocher
Film documentaire, Suisse, 2013
Durée : 1h40
Réalisation : Jean-Stéphane Bron
Production : Bande à part et Les Films Pelléas
Distribution : Les Films du Losange