Tribune dont la LDH est signataire
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L’emploi de cette qualification juridiquement définie peut légitimement appuyer une démarche politique appelant Israël à répondre de ses actes devant la justice internationale, estime un collectif d’universitaires et de journalistes dans une tribune au « Monde ».
Tribune. Une tribune récemment publiée dans Le Monde propose de faire une mise au point quant à l’emploi du terme « apartheid » pour « qualifier la politique d’Israël vis-à-vis des Palestiniens ». Cet emploi est dénoncé au prétexte qu’il constituerait un point de vue simpliste, malhonnête, voire dangereux, de la réalité. Les signataires condamnent ainsi ce qui serait une « croisade » contre Israël menée par des organisations (y compris les Nations unies !) et au sein des milieux universitaires. Leur principal argument est simple : la situation en Israël/Palestine serait « extraordinairement complexe » et le sujet, « compliqué et fondamentalement très mal connu », ce qui suffirait à disqualifier d’emblée tout débat ou positionnement public en la matière. Des accusations graves sont portées contre celles et ceux qui, en recourant à ce terme, assouviraient leurs « passions primaires » et participeraient, « sous le couvert de bons sentiments », à rendre « la haine des juifs acceptable et même impérative ».
Ce procédé est tout aussi fallacieux que préoccupant. Plutôt que d’ouvrir le débat et d’inviter à une réflexion qui existe et s’impose déjà ailleurs dans le monde concernant le présent et l’avenir de cette région, les signataires de cette tribune espèrent encore l’empêcher en France, en nourrissant la confusion et en pratiquant l’intimidation. Ils démontrent au passage le peu d’égards qu’ils ont pour le droit international, requalifiant les territoires occupés en « territoires disputés » et les réfugiés palestiniens en « exilés » dont le retour « signerait la fin d’Israël ». Rejeter le socle commun d’un ordre international basé sur le droit n’est pas une opinion anodine et témoigne d’une vision belliciste du monde qu’il convient de nommer comme telle.
Cette charge n’est pas un épiphénomène. Des tribunes sont régulièrement publiées qui entendent museler le débat, des événements universitaires ou associatifs sont déprogrammés et des campagnes de sensibilisation interdites. Ces offensives liberticides n’ont d’autres visées que de réduire au silence toute analyse de la situation en Israël/Palestine qui ne soit pas conforme à une communication gouvernementale. Nous ne sommes pourtant pas résolus à accepter cette réduction du débat à l’invective. Nous souhaitons que la mise en question de l’apartheid israélien ne soit plus marginale dans les universités ou dans l’espace médiatique et politique français, non par manichéisme, mais précisément pour en sortir.
Rappelons que s’il a historiquement servi à désigner la politique raciale sud-africaine, le terme d’apartheid a ensuite été défini juridiquement pour désigner toute politique de ségrégation ou de discrimination raciales. La Convention internationale de l’ONU sur l’élimination et la répression des crimes d’apartheid de 1973 lui offre ainsi une portée universelle, en le consacrant comme crime contre l’humanité. C’est également le cas du statut de Rome constitutif de la Cour pénale internationale (CPI), entré en vigueur des années après la chute du régime d’apartheid en Afrique du Sud. Son emploi peut ainsi tout à fait légitimement venir appuyer une démarche politique appelant Israël à répondre de ses actes devant la justice internationale.
Pour nous, universitaires, acteurs et actrices familiers de ce terrain, le terme d’apartheid présente un autre intérêt. Il permet de penser, dans la durée, l’asymétrie des relations israélo-palestiniennes. Cette asymétrie existe à chaque échelle, et peut s’observer dans le quotidien des Palestiniennes et Palestiniens en Cisjordanie, dans la bande de Gaza et en Israël, ou encore dans l’interdiction faite aux réfugiés de rentrer ou même de circuler. C’est précisément cette réalité que décrit trop mal l’approche binaire en termes d’affrontement multiséculaire « entre Israéliens et Palestiniens, entre Juifs et Arabes, entre Orient et Occident » à laquelle voudraient dangereusement nous astreindre les signataires de cette tribune.
Sans qu’il constitue pour nous un horizon absolu, le terme d’apartheid rend aussi compte d’une communauté de destin qui unit les populations palestiniennes, toutes soumises à des régimes juridiques et des pratiques politiques d’exception sur la base d’une distinction et d’une ségrégation ethnique. Il permet ainsi de mieux comprendre les soulèvements récents, de mesurer ce que l’absence de souveraineté palestinienne et la poursuite de la colonisation font, et quel type de futur se dessine pour les habitantes et les habitants de cette région.
L’application croissante de ce terme à la situation en Israël/Palestine, à la fois dans les discours politiques et savants, inquiète visiblement les autorités israéliennes et leurs soutiens en France. Il témoigne pourtant d’une transformation profonde de la façon dont les actrices et acteurs et les observatrices et observateurs perçoivent la situation contemporaine. Son usage peut certainement faire l’objet de débats, auxquels nous nous prêtons bien volontiers et que nous appelons de nos vœux. Nous nous opposons en revanche fermement aux procédés qui consistent à vouloir intervenir dans le débat public ou universitaire pour interdire et intimider celles et ceux qui étudient, pensent et s’expriment sur ces questions.
Paris, le 28 septembre 2021