Lettre ouverte du Forum civique européen, dont la LDH est membre, aux députés européens
Nous nous adressons à vous aujourd’hui pour partager notre profonde préoccupation à propos de l’état du projet européen et de la réponse apportée par les Chefs d’États et de gouvernement à cette situation.
L’approche adoptée par le Conseil européen pour répondre aux défis que doit relever l’Union européenne est à la fois fascinante et désespérante. Dès l’introduction du document tout est déjà dit. Le défi serait celui que pose un monde devenu instable et complexe. Il s’agirait donc de répondre à des dangers qui viennent de l’extérieur.
Disons-le d’emblée, pour le Forum Civique Européen, ce sont les effets des politiques menées depuis des décennies qui ont mis nos sociétés en crise. Ces politiques ont consisté à développer une mondialisation peu régulée, à en donner le leadership à la partie « finance » du capitalisme, à mettre les individus en compétition dans tous les compartiments de la vie, à délégitimer le bien commun, à chercher de façon continue à réduire les solidarités.
Ces politiques ont progressivement mais surement creusé les inégalités dans chaque société, développé des précarités dont il est individuellement difficile de sortir. Elles produisent dans nos société de profondes peurs d’être laissé de côté lorsqu’on est confronté à un accident de la vie. La balance entre opportunités individuelles et protections collectives a été rompue pour une part importante de la population en Europe.
C’est de tout cela que naissent les monstres que sont des identités qui se pensent dans l’exclusion de l’autre, des solidarités qu’on ne conçoit plus pour toutes et tous, mais limitées à celles et ceux qu’on considère être « des Nôtres ». On voit alors croitre les refus d’accepter de répondre positivement à la diversité des situations avec des majorités tentées de nier les droits de minorités. Xénophobie, homophobie, racisme s’installent. Les dirigeants européens, qui ont endossé le « nouveau programme stratégique 2019-2024 », semblent ne pas penser avoir de responsabilité dans l’émergence et la progression de ces monstres. Pourtant certains font preuve de davantage de clairvoyance, tel Mario Draghi qui, dans un récent discours de fond sur les défis que l’UE doit relever, déclarait « […] Nous devons apporter une réponse à la perception d’un manque d’équité entre les pays et entre les classes sociales. […] ».
Alors, voyons ce que sont les limites de ce « programme stratégique » et ce qu’elles traduisent de la compréhension qu’ont les dirigeants européens de leur responsabilité.
Parmi les quatre enjeux retenus, le premier est « Protéger les citoyens et les libertés ». Parle-t-on là de réponse à ce que vivent des dizaines de millions de personnes, avec la précarité durable, les difficultés d’accès à leurs droits fondamentaux (revenu décent, éducation, santé, logement,…) ? Pas du tout.
Il n’est question que de migration, de protection des frontières, de réponse aux catastrophes naturelles, de cybercriminalité. Les protections sociales pour répondre aux attentes qui existent dans la société ne sont pas abordées. Ainsi, ce « programme » poursuit l’irresponsabilité politique des dernières décennies. Ceux qui se sentent laissés pour compte ne peuvent se reconnaitre dans un tel projet européen. Disons-le clairement, face à des extrême-droites qui prônent la compétition entre identités comme réponse, il n’y a pas d’alternative autre que de définir l’avenir du projet européen autour des solidarités et des valeurs proclamées comme celles de l’Union européenne.
Quant aux libertés, l’actualité des dernières années a porté sur l’illibéralisme s’attaquant à l’indépendance de la justice et aux libertés civiques, d’une part, et sur des politiques qui sacrifient les libertés individuelles au nom de la lutte contre les actes terroristes, d’autre part. Le fait que ces sujets ne soient pas nommés ne peut s’interpréter que comme un « qui ne dit mot, consent ».
Le second enjeu cité est « Développer la base économique ». Là sont alignées les évidences habituelles : dans un monde où la compétition est partout, il faut être compétitif ; pour être compétitif, il faut offrir de la formation, construire des infrastructures ; dans un tel monde, il faut des règles communes. Soit ! Mais pourquoi les dirigeants européens n’abordent-ils pas là les questions que posent à la construction européenne les ravages produits par le fonctionnement même de l’économie : la concentration des richesses, le niveau de pauvreté, les inégalités croissantes, la contraction de ce qui constitue les communs dans la société ?
Il est totalement irresponsable de parler de la production des richesses sans aborder l’autre face de la même médaille qu’est la redistribution de ces richesses entre territoires et au sein de chaque territoire. Car la question d’une juste et efficace redistribution est au cœur de ce qui fait problème dans nos sociétés européennes.
Comparé aux autres zones, l’UE assure la meilleure protection sociale collective. Mais, les populations y vivent des inégalités accrues, une détérioration pour l’accès effectif aux différentes composantes de la protection sociale. Il y a inégalité selon les revenus, selon les territoires, selon l’origine des personnes … Une « loterie par code postal » de l’accès effectifs aux droits a été créée.
Comment justifier la croissance des richesses produites dans l’UE et une redistribution plus inégalitaire ? Comment ne pas mettre au centre des politiques publiques les « exclus » et ceux qui se sentent laissés de côté alors qu’ils sont de plus en plus nombreux ? Peut-il y avoir un « programme stratégique » digne de ce nom qui ne traite pas cela ?
Le troisième enjeu cité est « le climat et le social ». Sur le climat, la réponse proposée est d’investir. Même si ce n’est pas explicitement dit là, au cœur figure la rénovation des logements par les ménages avec des aides pour les plus modestes. La protection du climat est ainsi réduite à des comportements individuels (consommation, investissement). Comment parler de « programme stratégique » en matière de climat en ignorant la question des modèles de production et de distribution, de la balance à construire entre consommation individuelle et collective … ?
Quant à la question sociale plus largement, la phrase « Le socle européen des droits sociaux devrait être mis en œuvre au niveau de l’Union et des États membres, en tenant dûment compte des compétences respectives. » dit tout. Elle relègue pour l’essentiel la question sociale hors de la responsabilité du niveau européen sans redistribution financière entre pays-membres.
Le quatrième enjeu est défini comme « Promouvoir intérêts et valeurs ». Le Conseil européen y constate un multilatéralisme qui se délite et des relations internationales qui font la place belle aux purs rapports de force entre pays. La réponse avancée est une diplomatie européenne plus unifiée, l’appel à remettre les « valeurs » dans les relations internationales et l’imprécation pour un retour à des règles justes. Cela n’est pas critiquable en soi. Mais, en quoi est-ce opérationnel ? Peut-on avoir un « programme stratégique » qui ne permette pas de voir comment on répond demain à des évènements comme les retraits de l’accord de Paris sur le climat ou de l’accord avec l’Iran sur le nucléaire ? Comment aussi comprendre qu’il n’y ait aucune référence à comment l’Union européenne traite des guerres, des dictatures, de l’extrême pauvreté dans le monde.
Ces manques sont d’autant plus préoccupants quand la construction européenne elle-même reflète ce qu’on constate dans les relations internationales. On y utilise des règles qui traduisent les intérêts des plus forts. Se multiplie le recours aux outils qui bloquent les décisions (unanimité, minorité de blocage). Le fonctionnement même de l’UE aujourd’hui révèle mieux que tout discours, son incapacité à répondre à ces enjeux majeurs.
Au final, les dirigeants européens nous présentent une Union européenne sans vision d’ensemble des enjeux sociétaux qui la minent, sans claires propositions sur les politiques publiques à mobiliser, sans capacité à fixer caps et engagements qui fassent sens. Ils proposent de naviguer sur un bateau ivre. Nous avons là toute raison d’être pessimiste.
Pour sortir de ce pessimisme, nous avons besoin d’un « programme stratégique » pour une Union européenne construite par l’accès aux droits fondamentaux pour toutes celles et tous ceux qui y résident. Nous avons besoin d’un programme stratégique qui réponde aux défis sociétaux que pose une mondialisation financière déséquilibrée. Nous avons besoin d’une feuille de route qui réponde à leurs effets politiques délétères qui se manifestent partout dans l’Union européenne. Sinon, ces effets seront irréversibles et résulteront dans l’effondrement de ce qui « fait société ».
Le Forum Civique Européen, avec un grand nombre d’autres acteurs citoyens, va poursuivre ses activités quotidiennes pour le renforcement de l’égalité, la solidarité, la justice sociale, l’inclusion des populations, la démocratie. Pour en faire la réalité de la société dans laquelle vivent les personnes. Mais ce n’est pas suffisant. Nous avons besoin d’institutions et de représentants élus qui prennent leurs responsabilités et développent des politiques qui répondent à cet agenda.
Bruxelles, le 26 juin 2019
Le Forum Civique Européen porte la campagne Make Europe Great for All (MEGA).
Chaque année, dans la semaine où se tiennent la journée du bénévolat et l’anniversaire de la DUDH, le FCE organise des activités autour de la place des associations pour le renforcement de la société civile et la défense des valeurs dont se réclame l’Union européenne.
Cette année, avec sa revue Activizenship, le FCE mettra en lumière des résultats positifs de mobilisations citoyennes, tant sur des sujets de proximité que sur des enjeux plus globaux.
Avec l’Académie Civique Européenne, le FCE organise avec la participation du monde académique, la réflexion sur la place de la citoyenneté active dans la construction d’une société résiliente, solidaire, inclusive.