Tribune. Madame la ministre, la violence est un phénomène inhérent à la prison. «L’enfermement rend irascible, nerveux, susceptible, vulnérable, anxieux, angoissé, voire agressif (1).» Les brutalités entre détenus sont légion. Les coups reçus par des personnels pénitentiaires ne sont pas rares. Ils suscitent l’attention, c’est normal. En revanche, la chape de plomb qui entoure les actes de violence commis par ces derniers sur les détenus l’est moins. Sur ce point, aucune donnée officielle, ni statistique. Aucune étude spécifique, ni plan d’actions visant à y mettre un terme ou à mieux y répondre. Au-delà d’un phénomène non mesuré, c’est un impensé : le récent rapport de l’Observatoire international des prisons (OIP), réalisé à partir d’une vaste enquête, en témoigne (2).
Aucun agent – surveillant ou directeur – ne nie l’existence de tels débordements qui, bien sûr, sont loin d’être le fait de l’ensemble de la profession, ni du plus grand nombre, mais font néanmoins l’objet d’allégations récurrentes. En moyenne, deux signalements par semaine auprès de l’OIP – la partie émergée de l’iceberg probablement. Des dérives lors de fouilles à nu, d’interventions musclées ou de placements au quartier disciplinaire. Des coups, un usage de la force disproportionné ou non maîtrisé, des moyens de contrainte injustifiés. Des violences systémiques menées par quelques-uns, mais facilitées par l’inertie des autres – dont, parfois, la hiérarchie. Des actes par délégation ou complicité active : on ferme les yeux sur des règlements de compte, on permet le passage à tabac d’un détenu incarcéré pour mœurs. Des affaires sortent de temps en temps, et des personnes détenues sont reconnues victimes de ces violences. Mais combien, pour le nombre ?
Faire valoir ses droits, briser le silence, est un pari risqué. Un parcours du combattant, qui aboutit bien souvent à une impasse devant l’ampleur des obstacles : des représailles de toutes sortes ; des témoins qui préfèrent se taire pour ne pas en subir à leur tour ; des images de vidéosurveillance rapidement écrasées, des preuves cantonnées à un certificat des blessures, quand elles sont constatées ; du parole contre parole, dans un cadre où celle du détenu a peu de crédit. Et, malgré les exigences consacrées par la Cour européenne des droits de l’homme, peu d’enquêtes effectives et approfondies (3). Enfin, une administration qui se retranche derrière le verdict judiciaire. Au total, peu de protection des captifs qui, entièrement aux mains de l’institution, devraient pourtant bénéficier d’une attention accrue.
Aussi, nous, organes de défense des droits de l’homme, intervenants en prison, appelons à un véritable sursaut politique. Pour prendre la mesure de la situation, une politique de transparence doit être menée, avec pour socle une enquête de victimation. Des mécanismes de plainte et de recours efficaces doivent être mis en place, avec notamment la possibilité de saisir de manière confidentielle et individuelle l’inspection générale de la justice, sur le modèle de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Parce que dépendantes des autorités qui en ont la garde, les personnes détenues sont vulnérables. Et parce que ces autorités en charge du respect et de l’application de la loi se doivent d’être exemplaires vis-à-vis de celles et ceux qu’elles privent de liberté pour avoir enfreint la loi.
Vous êtes, madame la garde des Sceaux, garante du respect de l’Etat de droit. Aussi, nous vous invitons à prendre toutes les mesures afin que, derrière les murs des prisons, les représentants de la puissance publique répondent de leurs actes, négligences ou défaillances et que les violences illégales à l’encontre de personnes détenues ne soient plus ignorées ni tolérées.
(1) «La Violence carcérale en question», Mission de recherche droit et justice, Synthèse, juin 2005, d’Antoine Chauvenet, Madeleine Monceau, Françoise Orlic, Corinne Rostaing.
(2) «Omerta, opacité, impunité. Enquête sur les violences commises par des agents pénitentiaires sur les personnes détenues», OIP, mai.
(3) CEDH, affaires Salman c. Turquie, du 27 juin 2000, n°21986/93 ; Ahmet Engin Şatır c. Turquie, du 1er décembre 2009, n°17879/04 ; Mimtas c. Turquie, du 19 mars 2013, n°23698/07.