Monsieur le Président,
A l’occasion de la visite officielle en France du Président Michel Joseph Martelly, les 31 octobre et 1er novembre 2014 et de la rencontre bilatérale que vous aurez avec lui le vendredi 31 octobre, nos organisations vous appellent à inscrire la protection des droits humains à l’agenda des discussions avec votre homologue haïtien.
La France, qui bénéficie d’un statut de partenaire privilégié d’Haïti, doit exprimer ses inquiétudes sur les évènements récents survenus dans le pays qui laissent craindre des dérives dangereuses pour l’établissement pérenne de l’Etat de droit et de la démocratie en Haïti. Parmi ces inquiétudes, l’on retrouve des menaces aux libertés publiques, une dépendance de plus en plus marquée du pouvoir judiciaire et une crise électorale qui perdure.
Sur les menaces aux libertés publiques
Depuis l’élection du président Michel Joseph Martelly, le pouvoir exécutif viole de façon récurrente les libertés d’expression et d’association du peuple haïtien. Les manifestions pacifiques antigouvernementales sont systématiquement réprimées par les agents de la force de police haïtienne qui ont reçu l’ordre de faire usage à outrance de gaz lacrymogène et procèdent à des arrestations d’opposants.
C’est ainsi que le dimanche 26 octobre, des manifestations ont été organisées par des partis d’opposition pour réclamer, entre autres, la tenue d’élections législatives telles qu’annoncées par le gouvernement, et, à défaut, la démission du chef de l’Etat. La répression de ces manifestations s’est soldée par l’arrestation de trois personnes aux Cayes et de deux militants politiques à Port au Prince, qui ont été écroués le lendemain sans qu’aucune autorité judiciaire ne les ait auditionnés. Dans un contexte où déjà, le 17 octobre dernier, 18 personnes avaient été arrêtées dans le cadre d’une manifestation organisée à Port au Prince pour exiger le départ du Président Martelly pour être ensuite écrouées à la prison civile de Port au Prince pour des faits d’incitation à la violence, ces faits sont autant de signes révélateurs du déficit démocratique qui continue de perdurer en Haïti.
Il est essentiel que la France puisse rappeler au Président haïtien que les libertés d’association et de réunion à des fins pacifiques doivent être garanties en toutes circonstances, de même que l’importance de respecter la séparation des pouvoirs judiciaires et exécutifs, et de mettre à l’abri la justice haïtienne de toute instrumentalisation à des fins politiques.
La présence de prisonniers politiques dans les prisons haïtiennes est un signal préoccupant pour l’avenir de la démocratie en Haïti, et nous espérons que vous relaierez l’appel pressant de nos organisations à la libération de ces prisonniers.
Sur la dépendance du pouvoir judiciaire
Le pouvoir judiciaire haïtien a du mal à sortir du joug du pouvoir exécutif. Le Président du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire reçoit ses ordres directement du Palais National et les respecte aveuglément. Malgré le fait par nos organisations de tirer la sonnette d’alarme, l’Exécutif continue de s’immiscer dans la gestion des affaires du pouvoir judiciaire : les mandats des juges ne sont pas renouvelés en dépit des avis favorables du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ), des Juges sont nommés ou révoqués par le pouvoir exécutif, en-dehors de la Loi, etc.
Par ailleurs, nos organisations ont rappelé avec force, au lendemain du décès de Jean Claude Duvalier, que cette disparition n’entraînait en aucun cas la fin de la procédure judiciaire en cours devant la justice haïtienne, qui instruit depuis février 2014 les crimes contre l’humanité perpétrés sous le régime de Duvalier. Cette procédure judiciaire doit se poursuivre à l’abri de toute interférence du pourvoir exécutif, et ce afin de permettre à la justice haïtienne de rendre justice aux victimes du régime Duvalier, en toute indépendance et impartialité. Après que l’ex-dictateur ait passé vingt-cinq ans en exil en France sans être jugé, la France doit prendre une position forte à cet égard et appeler à la lutte contre l’impunité vis à vis des auteurs des graves violations des droits de l’Homme perpétrées en Haïti. La France doit aussi apporter son soutien au renforcement de l’indépendance et des capacités de la justice haïtienne, afin de contribuer à en faire un pouvoir indépendant, à même de répondre au besoin de justice des victimes.
Sur la crise électorale
La Constitution haïtienne fait du Président de la République le principal responsable de la bonne marche des institutions étatiques. C’est aussi à sa diligence que les élections doivent être réalisées pour éviter la rupture de l’ordre démocratique. Or, depuis le dernier scrutin de 2010 et 2011 ayant porté Michel Joseph Martelly au pouvoir, aucune élection n’a été organisée. Aujourd’hui, le pays est dans l’impasse. Tous les élus des Conseils communaux ont été remplacés par des proches du président. Le Sénat fonctionne avec seulement deux tiers de ses membres. Les élections législatives prévues pour se dérouler le 26 octobre ont été reportées sine die, et le 12 janvier 2015 marquera la date à laquelle le mandat des élus de la Chambre de députés arrivera à terme et les deux tiers du Sénat haïtien n’auront pas été renouvelés dans les délais. Nos organisations sont particulièrement préoccupées des dérives que l’absence d’élections pourrait engendrer au sein de la société haïtienne qui aspire à une société démocratique.
Enfin, nos organisations rappellent que des réparations ont injustement été versées à la France par Haïti lors de son indépendance. Aujourd’hui, la France doit faire le nécessaire pour réparer cette situation, au moins par une aide plus substantielle.
Confiants de l’attention que vous voudrez bien porter à la présente communication, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de notre haute considération.
Signataires :
FIDH – Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme
RNDDH – Réseau national de défense des droits de l’Homme
CEDH – Centre œcuménique des droits humains
LDH – Ligue des droits de l’Homme