Etat de l’application par la France de l’arrêt De Souza Ribeiro c/ France du 13 décembre 2012, n° 22689/07
Nos associations, autorisées par la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme (la Cour) à intervenir en qualité de tierce partie dans l’affaire De Souza Ribeiro c/ France au titre de leur expertise sur le sujet, souhaitent, un peu plus d’un an après la décision de la Cour, attirer votre attention sur le défaut d’application par la France de cet arrêt.
Le 13 décembre 2012, la Cour, réunie dans sa formation la plus solennelle, condamnait la France pour atteinte au recours effectif, pour avoir exécuté sans délai la mesure d’éloignement d’un ressortissant brésilien depuis le centre de rétention administrative (CRA) de Guyane, alors qu’un recours faisant valoir les attaches familiales fortes du requérant en France avait été déposé en urgence devant le juge administratif et que celui-ci n’avait pas encore statué.
Par cet arrêt, la Cour remet en question le bien fondé du régime dérogatoire outre-mer en général et le dispositif des recours juridictionnels qui en résulte en particulier.
D’une part, elle retient l’atteinte à la Convention que constitue le caractère non suspensif des recours cumulé à des pratiques préfectorales qui consistent à exécuter l’éloignement dans des délais tellement courts que le juge n’est de fait jamais mis en mesure de statuer sur les recours introduits. La Cour relève ainsi que cette combinaison permet « [d]es modalités rapides, voire expéditives » (§96) d’éloignement depuis la Guyane, qui ont « pour effet en pratique de rendre les recours existants inopérants et donc indisponibles » (§95).
Cet arrêt réaffirme ainsi la nécessité, « pour éviter tout risque d’arbitraire, que l’intervention du juge ou d’ [une] instance nationale soit réelle » et permette « un examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates de la légalité de la mesure litigieuse ».
D’autre part, la Cour souligne que l’application d’un régime dérogatoire outre-mer moins protecteur des droits des migrants que dans les autres départements français, même justifiée par la nécessité de lutter contre une immigration particulièrement forte au regard de la situation géographique de ces territoires, ne peut s’exonérer d’appliquer les droits fondamentaux portés par la Convention (§97).
Sur ces deux aspects et malgré plusieurs demandes d’information de notre part auprès des ministres de l’intérieur, des outre-mer et de la justice, nos associations, dont La Cimade habilitée par l’État français à intervenir dans une partie des centres de rétention de France dont ceux d’outre-mer [1] au titre de l’accompagnement juridique des personnes retenues, n’avons constaté que peu de changements de pratique. Cette situation laisse pour l’instant cet arrêt lettre morte dans la majorité des CRA d’outre-mer.
1. Sur la garantie d’une possibilité effective de recours
Si cet arrêt a pu créer une certaine confusion les jours qui ont suivi la publication de l’arrêt et interroger les préfectures d’outre-mer sur la poursuite des pratiques antérieures, donnant ainsi lieu à la libération ponctuelle de personnes ayant introduit un recours faisant valoir des attaches familiales, les éloignements se poursuivent aujourd’hui dans la continuité des pratiques antérieures à l’arrêt De Souza Ribeiro.
L’organisation des embarquements reste dramatiquement expéditive : en Guyane par exemple, le temps de maintien en rétention en 2013 s’élève en moyenne à 2,3 jour [2]. Les ressortissants brésiliens, guyaniens, surinamais ou chinois continuent d’être placés en rétention majoritairement moins de 12 heures [3], à des horaires essentiellement nocturnes et avec un accès limité aux intervenants juridiques ou à un conseil. Dans ces conditions, la possibilité de déposer un recours faisant valoir des liens personnels et familiaux substantiels en France n’est généralement pas effective.
Les quelques personnes qui parviennent à former un recours sont souvent éloignées sans attendre que le juge examine le recours, à l’image de Monsieur De Souza Ribeiro [4].
Les éloignements sont également confirmés par les autorités malgré le dépôt dans une extrême urgence d’un second recours juste avant exécution de l’éloignement, soulevant l’atteinte au recours effectif que constitue la tenue de l’éloignement en dépit d’un recours pendant.
Dans tous les cas qui se sont présentés, le juge administratif a conclu à l’absence d’atteinte au recours effectif, notamment puisque la législation française le permettait par son article L. 514-1 et suivant du CESEDA [5].
Parfois, les personnes sont libérées juste avant l’audience par la préfecture qui se prémunit ainsi d’une décision juridictionnelle défavorable mais sans pour autant régulariser la situation du requérant, qui peut faire l’objet d’une nouvelle interpellation dans les semaines qui suivent.
En Guadeloupe, le juge administratif a dû intervenir à plusieurs reprises en 2013 suite au dépôt d’un référé liberté, afin d’enjoindre oralement la Préfecture de suspendre la reconduite à la frontière jusqu’à la tenue de l’audience [6].
Mayotte constitue pour l’instant le seul CRA d’outre-mer, parmi ceux concernés par cet arrêt, depuis lequel le dépôt d’une requête en urgence semble désormais suspendre l’exécution de la mesure. Reste que la courte durée entre le prononcé de la décision de reconduite à la frontière et son exécution (à peine quelques heures) ne laisse le temps de solliciter le contrôle du juge qu’à la marge et au prix d’une mobilisation exceptionnellement réactive des conseils et relais de l’accompagnement juridique [7].
Or ces atteintes sont loin d’être marginales : en 2012, 15 687 personnes ont été éloignées à la frontière depuis les CRA d’outre-mer soumis au régime dérogatoire intégrant le caractère non suspensif des recours (dont 13 001 depuis Mayotte [8], 2547 depuis le CRA de Guyane [9]).
L’absence de prise en compte des principes sous-jacents à l’arrêt De Souza Ribeiro a été confirmée par le ministre de l’intérieur dans une réponse au parlementaire français Sergio Coronado, publiée le 15 octobre 2013. Le ministre de l’intérieur y indique que l’arrêt De Souza Ribeiro avait été guidé avant tout par « un ensemble de faits », réduisant ainsi l’arrêt de la Cour à une décision d’opportunité. Le ministre y souligne d’ailleurs la légitimité du maintien de ce dispositif dérogatoire au regard de « la situation particulière et [d]es difficultés durables [des départements ultramarins concernés] en matière de circulation internationale des personnes », ce qui contrevient précisément aux conclusions de l’arrêt (§97).
Par ailleurs, le ministre y indique que des instructions ont été adressées en avril 2013 aux préfets, invitant ces derniers à surseoir à l’exécution des éloignements jusqu’à la réponse du juge saisi, ceci « lorsque le requérant a invoqué […] des « griefs défendables » ».
Or les trois circulaires aux préfets de Guadeloupe, Guyane et Mayotte en date du 5 avril 2013 relatives aux suites à donner à l’arrêt De Souza Ribeiro donnent compétence aux préfets pour évaluer l’opportunité du recours et ainsi décider de surseoir à l’exécution de l’éloignement, ce qui contrevient expressément au droit de recours effectif tel que défini par la Cour dans ses arrêts.
La compréhension de l’arrêt par l’Etat français, tel que présentée dans cette réponse, ne nous parait pas augurer une prise en compte effective du droit de recours.
2. Sur les perspectives de maintien de ce régime dérogatoire et de ces pratiques
Le site internet du service de l’exécution des arrêts de la Cour indique plusieurs mesures prises par la France tendant à garantir un examen approfondi de la situation de la personne avant toute décision de reconduite à la frontière et notamment une modification législative de décembre 2012 (ayant elle-même fait l’objet de circulaires d’application) [10].
Or, le droit des étrangers n’a, à notre connaissance, fait l’objet d’aucune modification par voie législative ou réglementaire de nature à améliorer l’examen de la situation individuelle et les voies de recours des personnes avant l’exécution de leur mesure d’éloignement [11]
Les perspectives d’évolution que présente le futur projet de loi sur l’immigration, ne nous permettent pas non plus d’espérer une prise en compte des dispositions de La Cour : le rapport du député Mathias Fekl, qui devrait alimenter l’élaboration de ce projet de loi, n’aborde aucune mesure concernant le régime d’exception outre-mer en général, ou le droit à un recours effectif outre-mer en particulier.
Pourtant, dans la décision n° MDS 2013-235 du 19 novembre 2013 rendue publique le 4 février 2014, le Défenseur des droits, à la suite d’une saisine concernant Mayotte, « relève que les dispositions légales applicables aux étrangers en situation irrégulière à Mayotte rendent de facto inopérants les recours exercés contre les arrêtés de reconduite à la frontière ».
À ce titre, il « recommande au gouvernement de prendre les dispositions utiles afin que les étrangers disposent, conformément à l’arrêt De Souza Ribeiro c/ France […], d’un recours effectif pour contester un arrêté de reconduite à la frontière ».
De fait, au regard du nombre de personnes soumis à ce régime et ces pratiques, de la gravité de l’atteinte au droit de l’Homme que constitue l’impossibilité effective de recours devant une instance adéquate et des conséquences qu’entraîne l’exécution d’une mesure d’éloignement sur la vie personnelle des ressortissants étrangers, l’application rapide de cet arrêt devrait constituer pour la France une priorité.
Nous nous tenons disponibles pour toute précision complémentaire que vous jugeriez nécessaire.
1 – Centres de rétention administrative de Guyane, Guadeloupe, Réunion et Mayotte.
2 – Statistique transmise par la PAF de Guyane.
3 – Les éloignements de ces ressortissants sont organisés vers les frontières limitrophes de la Guyane. En pratique, ils sont exécutés par voie terrestre au moyen d’un bus qui effectue des rotations quasi quotidienne.
4 – Nos associations n’étant pas destinataires des décisions du juge après éloignement des requérants, notre connaissance des suites données par le juge après exécution de la mesure est soumise à la transmission des pièces par les requérants depuis leur pays d’origine. Au regard des difficultés que présentent cette configuration, nous ne sommes malheureusement en mesure de fournir qu’un échantillon réduit de décisions du juge qui constatent l’exécution de l’éloignement à la date de l’audience du recours : TA Mayotte, 28 janvier 2013, n° 1300023 ; TA de Mayotte, 18 novembre 2011, n° 1300551 et 1300552 ; TA Cayenne, 12 avril 2013, n° 1300298 ; TA Cayenne, 9 décembre 2013, n°1301237 ; TA Cayenne, 9 janvier 2014, n°1400009 + JP Guadeloupe.
5 – TA de Basse-Terre, 13 août 2013, n°1301149 ; TA de Basse-Terre, 3 octobre 2013, n° 1301446 ; TA Cayenne, 6 décembre 2013, n° 1301239 ; TA Cayenne, 6 janvier 2014, n°1400014.
6 – Cette pratique n’a pas été constatée lors du dépôt de référés suspension accompagnant des recours au fond.
7 – Et la transmission fonctionne souvent mal, notamment pendant le week-end, ce qui a permis en novembre 2013 l’éloignement de deux enfants après l’envoi de la première page du référé liberté.
8 – Source du ministère de l’Intérieur : JO du 25/06/2013, p. 6698. Ce chiffre est contradictoire avec celui du Défenseur des droits qui indique 16 707 personnes éloignées en 2012 et celui de la Préfecture de Mayotte qui indique pour sa part 17 401 éloignements dont 4 187 mineurs.
Voir en ce sens le compte-rendu de la mission conduite par Mme Yvette MATHIEU, Préfète, chargée de mission auprès du Défenseur des droits, sur la protection des droits de l’enfant à Mayotte, mars 2013.
9 – Source de La Cimade.
10 – Source de La Cimade, qui n’intègre pas le nombre de personnes placées les samedis et dimanches.
11 – http://sergiocoronado.fr/2013/10/me…
12 – http://www.coe.int/t/dghl/
13 – http://www.gouvernement.fr/premier-…
Paris, le 6 février 2014