Lettre ouverte commune à l’occasion du Sommet UE-Afrique

Lettre ouverte cosignée par la LDH

Chers décisionnaires africains et européens,

En amont du 4e Sommet Union européenne-Afrique des 2 et 3 avril 2014 à Bruxelles, les sociétés civiles africaines et européennes vous invitent à agir de façon à mettre les droits de l’homme au centre des discussions visant à « Investir dans les personnes, la prospérité et la paix ».



Sept ans après l’adoption d’une stratégie conjointe Afrique-UE (JAES) ambitieuse, le Sommet offre une occasion aux dirigeants des deux continents de montrer que la véritable ambition consiste à tendre vers une amélioration tangible des droits de l’homme et à prendre des mesures tangibles pour y parvenir.

1. Objectifs : universalité, indivisibilité, cohérence et intégration

Les sociétés civiles africaines et européennes insistent pour que le plein respect de l’universalité des droits de l’homme soit maintenu dans la politique et dans la pratique. Toute discussion portant sur des points particuliers des droits de l’homme doit être fermement enracinée dans leur indivisibilité et leur universalité, indépendamment du pays dans lequel vivent les personnes concernées. Faire de l’universalité des droits de l’homme davantage qu’un point abstrait de discussion à l’ordre du jour du Sommet doit comporter une discussion sur la façon de travailler en faveur des droits de l’homme pour tous et doit aborder leurs causes profondes de violations continuelles. En s’appuyant sur l’universalité des droits de l’homme, les partenaires africains et européens doivent discuter concrètement de la façon de garantir leur intégration dans toutes les politiques africaines et de l’UE et dans tous les secteurs de coopération (intégration). Toutes les politiques et tous les secteurs de coopération devront avoir le respect des droits de l’homme comme objectif fondamental (cohérence).

Certains pays africains et européens ont pris des engagements juridiques étendus en vertu des droits internationaux de l’homme et ont adopté des stratégies et des plans d’action (Stratégie africaine des droits de l’homme (1), Cadre stratégique et plan d’action relatifs aux droits de l’homme et à la démocratie de l’UE (2)). Il est essentiel que ces engagements en matière de droits de l’homme se traduisent en action aux niveaux nationaux et régionaux, ainsi qu’en coopération intercontinentale. En outre, le cadre européen ne s’applique actuellement qu’aux politiques extérieures de l’UE et non à l’UE en interne. Pour être cohérente, l’UE doit encore mettre en place une stratégie de bonne application et de suivi des mécanismes visant à assurer le respect des droits de l’homme par les institutions de l’UE, ses États-membres et les entreprises basées dans l’UE.

Pour parvenir à une approche conjointe et cohérente dans la lutte contre les violations des droits de l’homme, une nouvelle étape dans la coopération intercontinentale pourrait être la conception d’une stratégie commune dotée d’un plan d’action concret, d’une attribution claire des responsabilités et d’exigences explicites, concernant les défis relatifs aux droits de l’homme communs aux deux continents, par exemple en matière de commerce, d’investissements, d’affaires, de migration, d’agriculture, d’énergie et de climat.

2. Questions spécifiques de préoccupation concernant les droits de l’homme

Dans ce contexte, les sociétés civiles africaines et européennes appellent les dirigeants des deux continents à débattre des préoccupations communes suivantes relatives aux droits de l’homme :

- des défis communs aux deux continents : par exemple les droits des migrants, les droits des femmes, la discrimination et le harcèlement contre les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexes (LGBTI), les droits économiques et sociaux, le lien entre lutte contre le terrorisme et droits de l’homme ;

- des préoccupations susceptibles d’émerger de la coopération entre les deux continents : par exemple le commerce, les affaires et les droits de l’homme, la coopération en réponse à une crise ou à un conflit ;
Des secteurs où un échange accru peut conduire à des réalisations concrètes : par exemple, l’abolition de la peine de mort ou une approche du développement basée sur les droits de l’homme ;

- la définition d’un rôle commun que les deux régions peuvent jouer en mettant fin à l’impunité des crimes graves commis en violation du droit international, y compris en encourageant la justice internationale.

La nécessité d’une meilleure protection des droits des migrants et des efforts coordonnés visant à promouvoir les droits de l’homme lors de situations de conflit et de crise, ainsi que la lutte contre l’impunité, sont examinés plus en détail ci-dessous.

2.1. Droits de l’homme pour tous : les droits des migrants doivent figurer au centre des politiques migratoires

Les politiques migratoires restrictives conduisent à des violations des droits de l’homme, aux blessures et aux décès de personnes en transfert entre les deux continents, nombre d’entre elles provenant d’Afrique subsaharienne. Le Sommet UE-Afrique doit relever les défis relatifs à la migration à partir d’un angle explicite des droits de l’homme. Il est légitime que les États gèrent leurs frontières. Toutefois, cette gestion devrait être réalisée en pleine conformité avec les obligations et les engagements internationaux et régionaux des États en faveur des droits de l’homme.

Les droits de l’homme des migrants devraient rester la considération primordiale dans la négociation de tout accord de contrôle des migrations, y compris les accords de réadmission, la coopération avec les garde-côtes ou les autres instruments juridiques non contraignants, comme les partenariats de mobilité. Les accords devraient respecter pleinement les droits de l’homme internationaux et le droit des réfugiés. Les États devraient s’assurer que leurs politiques et leurs pratiques de contrôle des migrations ne provoquent pas, ne contribuent pas ni ne bénéficient de violations des droits de l’homme. Les législations nationales, les règlements et les directives opérationnelles qui mettent en œuvre les accords de coopération dans les systèmes juridiques nationaux devraient détailler explicitement les garanties substantielles et procédurales efficaces, conformément au principe de non-refoulement.

2.2. Viser les racines des violations des droits de l’homme et mettre fin à l’impunité pour les crimes de droit international

Les sociétés civiles africaines et européennes réclament au Sommet UE-Afrique de débattre de la protection et de la promotion des droits de l’homme partout où les deux continents collaborent, notamment dans la réponse aux crises, comme au Mali, en Somalie et en République centrafricaine (RCA). Les partenaires africains et européens devraient travailler à intégrer pleinement les droits de l’homme dans le Partenariat pour la paix et la sécurité, notamment par le biais de discussions entre l’UE, le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA, et la société civile, à leur développement et à la formation sur l’égalité des hommes et des femmes pour les missions de maintien de la paix en Afrique ainsi qu’au suivi des situations de conflit par la société civile. Les deux continents doivent également travailler à renforcer le mandat de protection des droits de l’homme et des peuples de la Commission africaine pour veiller à ce qu’elle puisse répondre de façon adéquate à leurs violations commises dans le contexte de situations de crise et de conflit.

Les décisionnaires africains et de l’UE devraient également permettre l’élaboration de stratégies efficaces pour mettre fin à l’impunité concernant les crimes graves commis en violation du droit international. Pour ce faire, des démarches judiciaires équitables et crédibles au niveau national devraient être pleinement soutenues, y compris en allouant suffisamment de ressources financières et matérielles pour la magistrature, en garantissant son indépendance vis-à-vis de l’exécutif, en adoptant des mesures concrètes permettant d’assurer la protection des victimes et des témoins ainsi que les droits des accusés et en codifiant les crimes relevant du droit international dans la législation nationale.

Les deux continents ont joué un rôle essentiel dans l’établissement de la Cour pénale internationale (CPI) et nous vous invitons à travailler ensemble pour appuyer les efforts permanents visant à mettre fin à l’impunité. Ces dernières années, l’Union Africaine (UA) a adopté des décisions qui ont mis en évidence ses préoccupations vis-à-vis du travail de la CPI et qui ont appelé à une non-coopération des États-membres de l’UA avec la CPI (3). Le Sommet UE-Afrique fournit une occasion essentielle de discuter de l’importance des efforts de la CPI pour rendre justice aux victimes de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocides, ainsi que de l’importance de la coopération régionale et étatique avec la Cour. Il s’agit également d’une occasion-clé de débattre du principe fondamental établi et appliqué depuis Nuremberg, qui proclame que personne, quel que soit son statut, ne devrait disposer d’une immunité en ce qui concerne les accusations de crimes graves, occasion particulièrement pertinentes étant donné la récente décision de l’UA de soulever une exception pour que les chefs d’État et d’autres hauts responsables siègent en amont de la CPI (4).

Enfin, le soutien accru à l’exercice d’une compétence universelle sur les deux continents devrait être considéré comme une stratégie supplémentaire destinée à garantir la justice pour les victimes de crimes graves commis en violation du droit international.

3. Renforcement de la société civile et des mécanismes des droits de l’homme

La volonté politique doit se traduire en renforcement concret des mécanismes des droits de l’homme, en efforts d’atténuation des impacts négatifs des politiques sur les droits de l’homme et en renforcement du rôle de la société civile sur les deux continents.

3.1. Renforcement des mécanismes de droits de l’homme, atténuation des impacts négatifs des politiques sur les droits de l’homme

Ces dernières décennies, alors que le développement des mécanismes des droits de l’homme s’est avéré impressionnant sur les deux continents, des défis demeurent en ce qui concerne la ratification des instruments et l’accès par les individus et les organisations non gouvernementales (ONG). Sur les deux continents, des États doivent encore ratifier et mettre en œuvre les principaux instruments internationaux et régionaux, y compris chacun des neuf principaux traités internationaux relatifs aux droits de l’homme. Il est nécessaire de viser une plus large acceptation de la compétence des organes des traités à recevoir et examiner les communications individuelles et inter-étatiques concernant les violations. La ratification du protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels
(PIDESC) est particulièrement cruciale pour donner aux droits économiques, sociaux et culturels la même portée que les droits civils et politiques, en permettant aux victimes individuelles et aux ONG de défense des droits de l’homme de déposer des pétitions dénonçant des violations en vertu du PIDESC.

Au niveau régional, les États africains devraient ratifier le Protocole relatif à la Charte africaine sur les droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, pour s’assurer qu’elle puisse devenir un mécanisme efficace. À cette fin, ils devraient envisager de procéder à la déclaration prévue à son article 34.6, afin de garantir un accès direct des individus et des ONG à l’un des principaux mécanismes africains des droits de l’homme. À ce jour, seulement 27 États ont ratifié le protocole, et seulement 7 d’entre eux (Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Ghana, Malawi, Mali, Rwanda et Tanzanie) ont effectué la déclaration nécessaire permettant un accès direct à la Cour. De même, seulement 5 États membres de l’UA ont ratifié le Protocole relatif au Statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme, et aucun d’eux n’a encore adopté de déclaration. La Cour africaine de Justice et des droits de l’homme devrait remplacer la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, lorsque son protocole aura reçu 15 ratifications. Des discussions concernant l’amélioration de l’accès aux voies de recours efficaces et aux mécanismes de responsabilité régionaux et internationaux devraient être un sujet essentiel du débat entre les partenaires africains et européens, lors du Sommet et au-delà.

L’UE devrait développer une stratégie interne complète des droits de l’homme qui reflète son cadre stratégique externe, avec un plan d’action guidant l’action collective de l’UE. Toutes les institutions de l’UE devraient faire un meilleur usage des outils existants pour traiter des violations graves des droits de l’homme dans les États membres individuels. En tant que membres du Conseil de l’Europe, les États membres de l’UE devraient améliorer la mise en œuvre nationale des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et appliquer les décisions sur les droits fondamentaux de la Cour de Justice de l’UE elle-même. L’UE devrait également compléter son adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme. En outre, tous les États membres devraient ratifier les instruments régionaux et internationaux tels que la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (uniquement ratifiée par trois États membres à ce jour), la Convention sur le travail décent pour les travailleuses et les travailleurs domestiques de l’Organisation internationale du travail (deux ratifications dans l’UE seulement à ce jour) et le Protocole facultatif à la Convention contre la torture […] des Nations Unies (7 des 28 États-membres ne l’ont pas encore ratifié).

3.2. Renforcement de la société civile en tant qu’acteur principal des droits de l’homme

Si les États sont juridiquement liés par leurs obligations en matière de droits de l’homme et chargés d’assurer la responsabilité de leurs actes, un moyen essentiel de renforcer leur responsabilité est de consolider l’accès de la société civile aux mécanismes des droits de l’homme et son rôle dans le suivi de l’application de leurs décisions. Les organisations des sociétés civiles africaines et européennes ont un rôle primordial à jouer dans l’établissement des priorités pour l’avenir des deux continents. L’UE et l’Afrique devraient s’engager à créer et à renforcer un environnement favorable pour l’entrée de la société civile dans les discussions du Sommet UE-Afrique et dans toute coopération future entre les continents.

Lors du Sommet, les dirigeants devraient entendre l’appel en faveur des droits de l’homme lancé par les sociétés civiles africaines et européennes dans leur séminaire de novembre 2013 qui s’est tenu en amont du Dialogue UE-UA. Les recommandations de la société civile aux responsables de l’UA et l’UE ont souligné la nécessité pour les États de mettre fin au harcèlement contre les défenseurs des droits de l’homme, d’abroger les lois répressives contre les ONG qui restreignent la liberté d’association, y compris la capacité des associations à accéder à un financement, et même à un financement international, et d’assurer leur pleine participation aux processus politiques et aux institutions aux niveaux nationaux, continentaux et intercontinentaux.

Les représentants africains et européens devraient s’assurer la participation de la société civile dans tous les débats du Sommet, dont les débats sectoriels (comme par exemple le commerce et la migration), jusqu’au plus haut niveau. Ils devraient également discuter de la manière de renforcer le rôle de la société civile dans la promotion des droits de l’homme sur les deux continents, notamment par le biais de la surveillance du commerce africain et de l’UE, et de l’incidence sur les droits de l’homme des politiques d’investissement, d’affaires, de migration, d’agriculture, d’énergie et de climat.

En outre, le futur Partenariat Afrique-Europe doit chercher à renforcer le dialogue sur les droits de l’homme et à faire du Séminaire de la société civile une plate-forme centrale pour l’examen et le suivi des politiques afférentes de l’Afrique et l’UE.

Nous saluons votre engagement à veiller à ce que les droits de l’homme restent au centre du Sommet UE-Afrique et nous sommes prêts à poursuivre un dialogue fructueux entre la société civile et les gouvernements, en Afrique et dans l’UE.

Sincères salutations

Cette lettre est soutenue par les organisations suivantes (liste non exhaustive) :

Afrique du Sud- Lawyers for Human Rights (LHR)

Allemagne – Amnesty International Allemagne

Prof. Dr. Fanny-Michaela Reisin, President of the International League for Human Rights Germany

Belgique – Ligue des droits de l’Homme

Amnesty International Belgique

Botswana – DITSHWANELO – The Botswana Centre for Human Rights

Burundi – Ligue burundaise des droits de l’homme (ITEKA)

Côte d’ivoire – Ligue ivoirienne des droits de l’homme (LIDHO)

Danemark – Amnesty International Danemark

Grèce – Hellenic League for Human Rights

Guinée Conakry

Organisation Guinéenne de défense des Droits de l’Homme et du Citoyen (OGDH)

AME (Association Mère et Enfant)

CODDH (Coordination des Organisations des Droits de l’Homme)

AVIPA (Association des Victimes du 28 septembre)

AFADIS (Association des Familles des Disparus)

CONAG-DCF (Coalition Nationale de Guinée pour les Droits et la Citoyenneté des Femmes)

MDT (Mêmes Droits pour Tous)

FECPA (Centre Femme, Citoyenneté et Paix)

CPDH (Centre de promotion et de protection des droits humains)

COJEDEV (Consortium des jeunes pour la défense des victimes )

FOSCAO (Forum des Organisations de la Société Civile de l’Afrique de l’Ouest)

Espagne – Asociación Pro Derechos Humanos de España (APDHE)

France – Ligue des droits de l’Homme

Irlande – Amnesty International Irlande

Irlande du Nord – Committee on the Administration of Justice Ltd (CAJ)

Italie – Liga Italiana dei Diritti dell’Uomo (LIDU)

Amnesty International Italie

Kenya – Kenya Human Rights Commission (KHRC)

Lituanie – Lithuanian human righst association

Luxembourg – Amnesty International Luxembourg

Mali – Association malienne des droites de l’homme (AMDH)

Association Malienne des Expulsés (AME)

Groupe pivot droit et citoyenneté des femmes (GPDCF)

Mauritanie – Association mauritanienne des droits de l’homme (AMDH)

Pays-Bas – Dutch League for Human Rights

Amnesty International Pays-Bas

Portugal – Amnesty International Portugal

République du Congo – Observatoire congolais des droits de l’Homme (OCDH)

République tchèque – Amnesty International République tchèque

RDC – Ligue des électeurs (LE)

Groupe Lotus

Turquie – Human Rights Foundation of Turkey (HRFT)

Human Rights Association (IHD)

Union européenne – Amnesty International EU Office

Zimbabwe – Human Rights Association (ZIMRIGHTS)

International – Amnesty International

Fédération International des Ligues des Droits de l’Homme

Human Rights Watch

Téléchargez la lettre ouverte

(1) http://pa.au.int/en/sites/default/f…)[3].pdf.pdf]

(2) https://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/EN/foraff/131181.pdf

(3) Décision sur le Rapport intérimaire de la Commission sur la mise en œuvre des décisions de la Conférence sur la Cour pénale internationale (CPI) – Doc. EX.CL/710(XX), http://www.au.int/fr/sites/default/files/ASSEMBLY%20AU%20DEC%20391%20-%20415%20 (XVIII)%20_F.pdf

(4) http://au.int/en/sites/default/files/Assembly%20AU%20Dec%20490-516%20(XXII)%20_E.pdf

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